Rémunérations des dirigeants : danger pour notre société ?


Jean-Pierre Loisel (X 58) et Alain Schlumberger (X 48)



Le forum Polydées, qui traite des questions de pratiques économiques dominantes, s’est saisi du thème des rémunérations :


Notre passé de polytechniciens a-t-il dicté à notre conscience une éthique qui nous inspire ces interrogations ?

Ou peut-être la forme d’intelligence qu’on nous reconnaît, et notre éducation, nous rendent-elles étrangers, voire allergiques, à ces « réussites » financières extrêmes que nous condamnerions parce que nous n’avons pas appris à y accéder ?

Sommes-nous pusillanimes, incompétents, prudes, ou au contraire sages et donc placides, à l’égard de cet engouement pour les profits financiers de toute nature ?



Un pavé qui ne fait pas de vagues


Dans les années 1970, l’éventail de rémunérations, dans les entreprises françaises, avait été progressivement réduit jusqu’à un ratio de 10 à 15 des plus élevées aux plus basses. Depuis, le fossé s’est creusé sans discontinuer, les hautes rémunérations augmentant de 10 à 15% par an pendant que le SMIC augmentait de 2 à 5% (étude Proxinvest sur les rémunérations de 2003, publiée en décembre 2004).


L’étude souligne qu’aujourd’hui, l’éventail des salaires dans les grandes entreprises est de 1 à 150, dix fois plus que dans les années 70 ; mais par le jeu des stock-options et des avantages financiers divers, la rémunération totale d’un président du CAC 40 peut atteindre 500 fois celle du personnel le moins payé ! C’est à peu près trente fois plus que dans les années 70.


Malgré la création d’une commission parlementaire, et les prises de position du MEDEF défavorables à des niveaux excessifs de rémunération, l’information ne semble émouvoir personne, ni les syndicats, ni le citoyen moyen.


Nous avons vu avec effroi sur nos écrans de télévision l’insouciance des touristes et des autochtones devant la vague qui allait les condamner en quelques minutes dans un épouvantable raz-de-marée ? S’agirait-il d’une inconscience comparable face à ce qui pourrait devenir un raz de marée social ?


Le forum Polydées, dont les membres vivent les situations des entreprises en Europe, nous a confirmé que « pour le moment tout est calme », et que le sujet, s’il suscite des réactions éthiques, n’est pas une source de préoccupation majeure.


Dans l’entreprise, les salaires des cadres…



Les grandes entreprises ont mis en place depuis de nombreuses années des grilles de salaires parfois très sophistiquées, tenant compte de tous les aspects de l’efficacité des cadres en relation avec les métiers de l’entreprise.


Au moment où sont décidées les évolutions de salaires, chacun est intéressé par la comparaison avec ses voisins sur la grille : la compétition est un phénomène de proximité. Si la comparaison avec le voisin n’est pas possible directement (les rémunérations restent souvent confidentielles), les syndicats donnent des grilles de lecture.


Dans ce travail d’explicitation et de comparaison, chacun est surtout sensible au sort qui lui est fait en fonction des efforts fournis, et c’est là qu’apparaissent injustices et frustrations.


Et, bien entendu, les grilles de salaires n’incluent pas les cadres dirigeants et le PDG.



Dans les PME, la situation peut être très différente. La politique salariale est souvent moins formalisée. La pression du marché se fait davantage sentir : chacun peut faire valoir ce qu’il représente sur le marché du travail pour mieux se positionner au plan interne. Mais là aussi, le jeu de la concurrence polarise l’attention sur le voisin immédiat plus que sur le salaire du patron



….sont déconnectés de ceux des dirigeants


Dans la PME, les rémunérations de dirigeants dépendent fortement des résultats de l’entreprise. Si les affaires vont bien, elles seront élevées, dans le cas contraire on se serrera la ceinture.


Dans les très grandes entreprises, on ne voit guère de corrélation entre résultats et rémunérations des dirigeants. On a même vu apparaître une corrélation inverse : comme il est difficile de licencier sans faire de vague, un dirigeant capable de faire ce « sale boulot » dans une entreprise en difficulté sera particulièrement bien payé.


Mais d’une façon générale, que l’entreprise aille bien ou mal, c’est de plus en plus fréquemment le PDG lui-même qui fixe ses propres rémunérations et celles de ses collaborateurs directs. Il est devenu rare qu’une famille dirigeante ait le pouvoir de définir le salaire du PDG salarié.


Le cas des dirigeants du secteur public, qui intéresse nombre de nos camarades, est peut-être l’exception qui confirme la règle : ces dirigeants acceptent des rémunérations moins élevées au nom d’une certaine conception de l’utilité collective, d’un certain plaisir de « servir ».


La situation la plus fréquente est celle où le rôle d’actionnaire majoritaire est joué par des institutions financières (du type fonds de pensions), les petits porteurs se répartissant une part minoritaire du capital. Le Conseil d’Administration qui vote les rémunérations des dirigeants est composé d’amis du PDG, dirigeants eux-mêmes de sociétés où le PDG est administrateur. Ce vote des rémunérations n’est plus qu’une formalité, une simple fiction pour entériner la décision du PDG.


Reste au PDG à fournir aux actionnaires une bonne rémunération à court terme de leur capital, pour obtenir d’eux en échange une neutralité bienveillante sur les salaires et autres avantages sociaux.


C’est donnant-donnant : je garantis aux actionnaires la plus grande part possible des profits (qui ne sont plus redistribués aux salariés), en contrepartie ils me laissent tranquilles sur ma rémunération et celle de mon équipe dirigeante.



Du Haut attiré par les Etats-Unis au Bas tiré vers l’Asie


Dans un grand groupe, le PDG ne peut pas être moins payé que ses subordonnés, patrons des filiales américaines, rémunérés aux standards états-uniens : salaires, indemnités, stock options augmentent fortement chaque année.


Et comme les entreprises américaines ont généreusement distribué des stock options sous la présidence Clinton pour faire face à la taxation des salaires les plus élevés, la France est devenue, après les Etats-Unis, le pays où les dotations de stock-options et d’actions gratuites sont les plus élevées.


Mais si les rémunérations les plus élevées tendent à s’aligner sur celles des Etats-Unis, c’est l’Asie qui sert de plus en plus de référence pour les plus basses. En effet, si les dirigeants sont en concurrence avec des managers états-uniens, les ouvriers et les techniciens français sont de plus en plus en concurrence avec leurs homologues chinois ou indiens, par le jeu des délocalisations industrielles, ou des prestations de services informatiques (par exemple création de logiciels) délocalisées ou directement en ligne (Internet, centres d’appels téléphoniques,…).


Là où la théorie économique classique prévoyait la mise en place progressive d’un équilibre social engendré par la « main invisible », on voit actuellement s’épanouir les plus fortes inégalités jamais connues dans l’économie libérale. Au lieu d’un nouvel équilibre, qui sera peut-être atteint dans des décennies, émerge ce qui apparaît à beaucoup comme un véritable chaos mondial.


Inégalités provisoires au sein de l’Union européenne, où on peut espérer une mise à niveau assez rapide des nouveaux entrants.


Inégalités plus durables certainement avec la Chine et l’Inde qui sont d’énormes réservoirs de main d’œuvre à bon marché, et en tant que tels menacent durablement les salariés européens. Conscients de cette menace, certains préconisent le repli sur soi, qui serait la plus mauvaise solution. D’autres demandent une régulation mondiale, que refusent les partisans de l’économie libérale.

Les Etats-Unis, s’ils préconisent le libéralisme intégral, se gardent bien de le pratiquer pour eux-mêmes : renforcement des subventions agricoles, protection par la normalisation, contrats de R&D, ils disposent de toute une panoplie protectionniste pour mieux gérer la montée de la concurrence asiatique.



Une question de culture ?


Bien au-delà des niveaux de rémunération, c’est l’ensemble de notre fonds culturel basé sur l’éthique qui est bousculé par la culture états-unienne.


Aux Etats-Unis, l’importance de l’éthique n’est certainement pas moindre qu’en France, mais l’argent a envahi l’éthique : l’argent est la récompense de la vertu, nécessaire à la réussite. Bill Gates le rappelait lors de sa récente visite en France : faites quelque chose d’utile pour la société, l’argent viendra en récompense.


Corollaire : qui ne gagne pas d’argent ne le mérite pas. Donc, le peuple états-unien est supérieur aux autres, qui n’ont pas su montrer leurs capacités de gagner de l’argent. Inutile de se demander si ce gain est légitime : il est, et cela suffit.


En novembre 2004, Jeremy RIFKIN évoquait les différences culturelles entre les Etats-Unis et nous : « un rêve européen est en train de voir le jour. A bien des égards, il est le miroir exact du rêve américain. Tandis que ce dernier met l'accent sur une croissance économique sans limites, sur la richesse individuelle et sur la recherche de son intérêt personnel, le rêve européen se concentre davantage sur le développement durable, sur la qualité de la vie et sur l'éducation de la communauté. ». Et il concluait, un peu dubitatif tout de même : « Nos amis européens ont peut-être quelque chose à nous apprendre. »


L’ensemble de l’Europe subit l’influence de cette culture américaine dominante, comme le signale un membre de notre forum Polydées :

« En Suisse aussi, le fossé des rémunérations se creuse entre les grands dirigeants et ... le reste ! Par exemple D. Vasella DG de Novartis a les plus hauts revenus du pays avec 20 millions CHF l'an dernier. Je l'ai déjà rencontré, c'est un homme charismatique qui mène bien son groupe, mais cela vaut-il réellement 100 fois plus qu'un dirigeant de PME ou 400 fois plus qu'un employé de bureau ? Je crois que nous sommes confrontés une fois de plus à l'émergence du capitalisme à la sauce anglo-saxonne, qui a pour dogme premier la course à l'argent »


En Allemagne aussi, cette culture de l’argent dominant commence à être stigmatisée. Evoquant les rémunérations des dirigeants allemands au moment où les plans de restructuration se multiplient, le chancelier Gerhard Schröder soulignait : "Ces pratiques sont conformes au droit et à la loi, mais pas à la morale et à la décence".



Des remèdes peu efficaces


Dans son livre « The Roaring Nineties », le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz rappelle qu’en 1993 il a incité le Président Clinton, dont il était un conseiller, à taxer les très hauts salaires des PDG lorsque les résultats ne le justifiaient pas. La riposte a été immédiate : les entreprises ont distribué des quantités considérables de stock options.


Mais sur ce sujet, ce n’est pas tant à l’Etat de légiférer qu’aux actionnaires de décider et de contrôler.


D’où le pouvoir que cherchent à conquérir les associations –américaines- d’actionnaires sur les rémunérations des dirigeants, mais sans encore beaucoup d’effets pour le moment. On a même pu se demander si la démission du prestigieux président d’une de ces associations n’était pas due à l’efficacité de son action, qui commençait à gêner certains dirigeants influents.


En France et en Allemagne, on compte essentiellement sur la transparence des rémunérations pour amener les dirigeants à les réduire… sans trop de résultats non plus.


De toute manière, les actions « dans un seul pays » ne peuvent être suffisantes. La mondialisation crée une « nouvelle jungle », où la délocalisation des sièges sociaux peut aller de pair avec les délocalisa­tions de la production.


Chaque entreprise veut coloniser de nouveaux domaines techniques et géographiques, qui sont autant de motifs pour les dirigeants de demander des récompenses à leurs succès.


Mais à notre connaissance, ni le progrès technique ni les succès économiques ne sont porteurs en eux-mêmes d’une éthique qui se doit d’être mondiale.


Dans cette recherche de la réussite, les grandes entreprises et leurs dirigeants n’ont que faire de la croissance des inégalités et des menaces sur notre environnement (diminution des ressources énergétiques, manque d’eau potable, réchauffement climatique, nouvelles épidémies, etc..).


Mais si ce n’est pas leur problème en tant qu’acteurs économiques, c’est leur problème en tant que citoyens. Il faudra bien, à un moment ou un autre (et chaque année qui passe aggrave la situation), que les grands dirigeants si bien payés soient en contrepartie conscients de leurs nouvelles responsabilités de citoyens du monde.




En quoi sommes-nous concernés ?


Même si elle paraît ringarde à beaucoup de nos concitoyens, la devise de notre Ecole nous donne une certaine conception de notre place dans la société, qui ne s’accorde pas bien à une carrière purement mercantile.


Nous avons cru comprendre que la « patrie », maintenant l’Europe, exige une certaine dose de sacrifice ; que la « science », si elle est la plus haute des préoccupations de l’esprit humain, doit aussi être en partie désintéressée ; et enfin que la « gloire » vient souvent compenser l’impossible rémunération des services rendus.


Il nous est difficile d’accepter un système où la valeur de chacun doit être traduite en milliers ou en millions d’euros. Est-ce pure naïveté ? Refus de voir en face la réalité de notre époque ?

Faut-il être fier de refuser les pots de vin, ou plutôt reconnaître son incapacité à maîtriser une pratique indispensable à la vie des affaires ?


Ce que nous appelons éthique, est-ce le cadre nécessaire à toute vie sociale, ou au contraire un frein qui nous empêche d’entrer hardiment dans la « guerre économique » ?


Cette tension entre système de valeur et efficacité a toujours existé, mais elle prend à notre époque une force particulière, parce qu’elle traverse l’ensemble de notre société, et se manifeste parfois avec violence.


Trop d’indices nous font récuser la thèse d’après laquelle tout rentrera dans l’ordre si quelques excès sont condamnés.


Parce qu’elle se flatte de former des hommes aptes à assumer de hautes responsabilités dans la société, notre école est particulièrement apte à jouer un rôle dans le nouveau tournant de la mondialisation.


La patrie pour laquelle nous devons nous battre, n’est-ce pas aujourd’hui le Monde ?

Les sciences que nous apprenons à maîtriser ne doivent-elles pas être au service de la survie de la planète autant qu’à celui de l’économie ?

La gloire qui en résultera ne sera-t-elle pas, plutôt que celle des armes, celle du combat pour un monde plus humain et encore habitable pour les générations futures ?




Retour à Documents de travail

Retour en haut de la page

Retour à la page d'accueil