Alain Schlumberger Version du 22/10/04



RESPONSABLE DE HAUT NIVEAU


L’écran de notre ordinateur nous informe des missions de l’Ecole Polytechnique : « Elle forme de futurs responsables de haut niveau à forte culture scientifique, voués à jouer un rôle moteur dans le progrès de la société, par leurs fonctions dans les entreprises, les services de l’Etat et la Recherche ».

Cette pétition de principe nous inspire quelques réflexions.


Pourquoi sommes-nous entrés à l’X ? Etions-nous prédestinés ?


Notre succès au concours d’entrée était le résultat d’un système qui prend le meilleur du travail persévérant de nos professeurs, des souhaits de notre environnement familial et surtout d’une certaine bosse des maths, associée à notre bonne santé, une grande capacité de travail et à notre acharnement, qualités qui s’étaient révélées après une mention à un baccalauréat scientifique.

Nous avons appris après coup que nous étions prédestinés à ces responsabilités de haut niveau, offertes par l’Etat. Nous n’avions guère eu le loisir de nous en informer et d’y réfléchir avant.


Tant pis pour ceux qui choisiront des carrières perçues comme atypiques, les organismes supranationaux, les O N .G., les partis politiques, la prêtrise, ou encore la création d’une entreprise (besoin crucial en France) dont nous serons certes, les P.D.G., mais vraisemblablement pas de haut niveau.


Certes, l’esprit des polytechniciens est très ouvert, mais certains d’entre nous ne pourront s’empêcher de penser alors à un gâchis : « Notre cher camarade, cet ingrat, a bien mal tiré profit de sa superbe formation dont le coût devient de son fait une perte pour la collectivité nationale ».


Qu’est-ce-qu’une responsabilité de haut niveau ?


La volonté de faire bref cache une large ambiguïté dans l’interprétation de ce terme.


Nous pensons qu’en bonne conscience, il était plus simple de maîtriser nos responsabilités à l’époque des Trente Glorieuses. Souvenez-vous : peu de chômage, des problèmes d’environnement balbutiants, l’expansion, la croissance du pouvoir d’achat et de la durée de vie, la compétition gagnée contre le monde soviétique, la faible concurrence mondiale. Les effets pervers du blanchiment de l’argent, de la corruption, des faillites, des mutations de l’économie étaient ignorés ou paraissaient tant bien que mal surmontés. La justice et la solidarité animées par l’Etat semblaient maîtriser les dérives. Dans notre souvenir, le monde évoluait plus lentement qu’aujourd’hui.


Hier, « la responsabilité de haut niveau » se concevait et s’expliquait plus simplement. En tant que haut fonctionnaire ou associé, nous participions aux grands projets devenus réussites des pouvoirs publics, le T.G.V., l’Airbus, la conquête de l’énergie nucléaire, les autoroutes, etc… Ou encore, responsable d’une usine de quelques centaines de personnes, (recrutement, approvisionnement, fabrication, etc…) nous livrions aux clients à la mesure des efforts du service commercial du siège. Si nous réalisions les objectifs, une promotion se faisait à terme par la direction d’une unité plus grande ou par des responsabilités nouvelles au siège ; époque révolue des « responsabilités cantonnées » limitées aux résultats fixés avec la Direction Générale.


A présent l’horizon est bien différent et des débats nouveaux ont pris une grande acuité.


Nous acquiesçons à un point de vue cher à A Comte-Sponville : l’entreprise qui nous emploie n’a pas, à priori, une morale.


Quand les bénéfices croissent, ses dirigeants affichent une éthique généreuse. Puis viennent les vaches maigres. Certaines entreprises conservent alors le cap. Elles sont mises à rude épreuve, car il n’y a pas convergence a priori entre les mesures à prendre pour leur pérennité, le flou entretenu chez leurs actionnaires et les promesses antérieures.


Pour « le responsable de haut niveau » qu’il travaille dans le domaine de l’énergie, de la chimie, de l’automobile, etc… ou au service de l’Etat, le débat est intime et éprouvant ; entrent en jeu le bien être de la famille, la solidarité avec ceux qui ont partagé sa vie professionnelle et une idée personnelle des mesures rigoureuses à prendre pour rétablir la situation. Il est interpellé par sa famille, ses amis, ses concitoyens sur ses responsabilités vis-à-vis de la société tout entière, au présent et dans le futur. Et parfois, l’interpellation dépasse les bornes raisonnables pour devenir accusation : nous ne serions que des chefs lampistes !


De plus, le responsable de haut niveau est confronté avec des règlements plus draconiens contre la pollution, des fluctuations plus violentes de la conjoncture, les exigences croissantes des clients en prix et en délais du fait de la concurrence mondiale et la nécessité d’améliorer en permanence la productivité avec toutes les mutations d’emplois que cela implique.


Dans sa région, l’image du directeur n’est plus celle d’un « seigneur moderne ». Va-t-il recruter, licencier, polluer, voire fermer un service, l’unité de production ? La suspicion grandit, son entourage peut devenir sceptique.


Certes, la Direction Générale le soutient ; mais elle-même est confrontée à une compétition technique, sociale, financière et commerciale, planétaire. Notre autorité de responsable compétent est donc de plus en plus contestée. « Taisez-vous, vous n’êtes pas compétent » n’a plus cours.


Aujourd’hui, chacun se pense en droit de réfuter les affirmations des spécialistes et de se constituer en association alternative ou de défense. Le nuage de Tchernobyl ne s’arrête plus aux frontières de la France par décision d’experts.


Le débat a envahi tous les domaines de l’activité humaine et surtout les nouveaux ; parfois nous sommes placés dans les deux camps : responsable professionnel et contestataire au plan social. Il nous faut apprendre à nous dépasser pour concilier les deux.


Au début, il est difficile de se faire une opinion tranchée ; mais si nous sentons bien que le contrôle démocratique a parfois retardé, empêché ou alourdi inutilement des décisions nécessaires, il a aussi évité (pas toujours) quelques erreurs et catastrophes majeures.


Les méandres se multiplient avant la prise des décisions et pendant leur réalisation, même quand il s’agit de projets les moins contestables. La décision de lancer la construction du T.G.V. aurait-elle été prise aussi rapidement si son opportunité était apparue trente ans plus tard ? Faut-il regretter ces freins au progrès ?


Le champ du politique est extérieur à la rigueur scientifique, à l’apprentissage de la logique qui entraîne des certitudes. Et donc en bons experts techniques et du développement, cette expression nouvelle de la démocratie nous indispose quelque peu, à moins d’avoir choisi le parti de la contestation. Tous ces aléas constatés sont de nature à nous faire prendre du recul et éventuellement à remettre en question nos premiers choix de carrière souvent conformes aux usages.


Aurions-nous dû être mieux formés au doute, à l’incertitude, à la communication et à ce débat politique ?


D’autres responsabilités


A la complexité accrue des responsabilités professionnelles s’ajoutent celles de la vie familiale. Pour Alain Etchegoyen, notre responsabilité première est celle de notre famille, de nos enfants.


Or, le polytechnicien est réputé être père de famille parfois nombreuse. Comment assumer cette responsabilité si son épouse a une activité professionnelle et, elle aussi, rentre tard le soir. Et puis, nos obligations sociales de hauts responsables nous éloignent souvent du domicile, au-delà les heures de travail. Certes, l’école de nos enfants et ses enseignants assument une part de responsabilité, mais il reste un hiatus dans le no man’s land après le retour à la maison, en attendant celui des parents.


Peut-on concilier responsabilités familiales et responsabilités de haut niveau ou faut-il en sacrifier ?



Responsabilités tardives


Responsabilités accrues et complexes au plan professionnel et familial, confrontation avec la contestation ; mais la coupe n’est pas pleine. Quand on avance en age, les enfants à leur tour deviennent adultes et responsables, les revenus du travail et de judicieux placements s’avèrent plus abondants ; mais aussi les premières atteintes à la santé, hier encore parfaite, apparaissent, on prend alors mieux conscience des champs de responsabilités jusque là ignorés ; le loisir de la retraite contribue a y méditer.


Après tout, les platanes mythiques du bord de la route, (Le Monde du 13/4/2004) « …sont tenus pour responsables de 750 morts par an ». Alors, jusqu’où s’étendent nos responsabilités ?


Par exemple, chacun sait que les déficits de nos finances publiques sont un gouffre : apparemment la faute du travail au noir et de toutes les fraudes de « l’autre ». Et si tous « les autres » étaient rigoureux et parfaitement honnêtes, l’Etat serait enrichi !


Ne serait-il pas opportun de nous interroger sur toutes les nuances de notre propre honnêteté ? Rares sont ceux qui d’eux-mêmes rectifient des avantages en natures omis ou sous-évalués dans leur déclaration d’impôts, ou qui minorent le confort d’un contrat signé dans l’euphorie des beaux jours, mais devenu abusif depuis que la morosité est apparue dans leur profession.


Autre responsabilité civique : notre contribution au déficit de la Sécurité Sociale. A la première atteinte de l’age chacun se dit : « J’ai cotisé pendant des décennies sans rien coûter ; il est bien temps que je me rembourse ». Et puis, adviennent les récidives et quelques infirmités qui s’amplifient avec l’age. La Sécurité Sociale et les caisses complémentaires paieront sans même que souvent nous n’en connaissions les montants ; nous ignorons le coût de nos bobos comme de nos affections les plus graves. La seule information affichée est celle du déficit global de la Sécurité Sociale.


Puis viendra le moment où l’angoisse de la mort et la piété filiale se confrontent à l’acharnement thérapeutique dont le coût peut devenir exorbitant. Hier nous mourions moins vieux, par incapacité de la médecine à prolonger notre vie, d’où, un moindre coût des soins. Demain pourrons-nous esquiver notre responsabilité de vieillard et celle de notre entourage dans le déficit de la Sécurité Sociale ?


Aujourd’hui, nos responsabilités de haut niveau ne sont plus purement professionnelles, elles sont familiales, de citoyens, polymorphes, plus complexes et plus conflictuelles qu’hier.


Affirmer sans réserve que « Polytechnique forme des responsables de haut niveau » pourrait même cacher une excuse pour éluder d’autres responsabilités toutes aussi essentielles de citoyen.


Nos choix impliquent des capacités de discernement et une maturité bien plus large que celles qui nous sont prodiguées à l’Ecole. Et même, pour ceux qui sans oser le dire veulent d’abord accéder au pouvoir, l’objectif cité justifie qu’ils éludent d’autres responsabilités toutes aussi lourdes mais moins explicites.


Objection :


Alain Etchegoyen se plait à citer l’exemple de Pierre Guillaumat, du groupe d’Elf, qui était tombé dans le piège coûteux « des avions renifleurs ». P.D.G., il exigeait d’en assumer seul la responsabilité. Aux yeux de tous, mieux vaut cette attitude que l’inverse où le P.D.G. prétend ignorer certaines décisions absurdes et la corruption qui l’entourent et en rejette la responsabilité sur ses collaborateurs.


Ce geste admirable soulève cependant quelques questions. Les « responsables de haut niveau » placés directement sous ses ordres, seraient-ils alors irresponsables ?


A nos yeux, que nous soyons placés sous les ordres d’un patron ou d’un ministre, notre responsabilité ne peut être a priori totalement dégagée.


Lors du sabotage de la flotte de Toulon en novembre 1942, l’Amiral de Laborde était apparemment le seul responsable du désastre. Heureusement, quelques commandants de sous-marins, au péril de leur vie, ont pris la responsabilité d’enfreindre ses ordres pour rejoindre avec leur navire le combat des Alliés.


Le responsable de haut niveau n’est pas un « responsable cantonné » sous les ordres de son supérieur hiérarchique. Il a le devoir d’objecter ou de se démettre quand les décisions à mettre en œuvre heurtent sa conscience, sans que le risque et la nature de la sanction soit excessive dans notre société libre.


Il est de notre devoir de peser entre les hautes responsabilités, le salaire intéressant et le pouvoir que nous promet notre diplôme d’ancien élève, d’une part, et la conscience toute personnelle que nous avons de nos responsabilités devant les énigmes du futur, notre famille et la société.


Certes, la dernière mission annoncée de l’Ecole Polytechnique est de permettre d’acquérir « …un sens aigu de la responsabilité personnelle ».


Après l’exposé très riche et dense de toutes les autres missions de notre Ecole, nous nous interrogeons sur les modalités de cet apprentissage affirmé de façon laconique alors qu’à nos yeux il est primordial.


Est-on sûr que « l’encadrement militaire à qui a été confié l’essentiel de la formation éthique humaine et sportive » a toutes les compétences pour développer cette responsabilité personnelle ? L’enseignement de la discipline est essentiel mais il dérive parfois vers celui de l’obéissance ; le Polytechnicien devra éventuellement être amené au cours de sa carrière à s’arracher à cette facilité.


Notre camarade H. d’Estienne d’Orves, officier de Marine à « déserté » (c’est sa propre expression) ses responsabilités à la Flotte à Alexandrie en juillet 1940, parce qu’il estimait de son devoir et de sa responsabilité personnelle de rejoindre la France libre ; il est mort pour la France.



Proposition


Notre époque faite de mutations croissantes, impose des initiatives imaginatives, des ruptures et des réactions aux agressions de plus en plus nombreuses et cruciales dans tous les domaines de l’économie de l’environnement et de la communication.


Il nous semble que l’enseignement de l’Ecole, exemplaire par sa rigueur scientifique d’analyse et de synthèse enferme les élèves dans un cadre qui marginalise l’imagination, la contestation constructive, la responsabilité personnelle. Il s’agit de les apprendre, ce qui expose à une double difficulté.


La première résulte de l’incertitude inséparable de ces disciplines : imaginer et s’opposer présentent toujours deux risques importants, celui de heurter le conformisme majoritaire de nos concitoyens (si du moins le contexte global désastreux de notre pays n’impose pas le changement) et d’autre part, souvent l’absence de preuves tangibles de réussite, propres à tout projet de rupture.


La deuxième est spécifique de notre Ecole de rigueur et de certitudes scientifiques. Comment ne pas se mettre en porte à faux de tout son système d’éducation quand on annonce l’incertitude résiduelle d’un projet même scrupuleusement construit et la rupture innovante qu’il peut apporter. Comment introduire la complexité, la rupture, l’imagination et l’incertitude ?


Trois exemples à exposer :



Nous souhaitons que nos jeunes camarades apprennent à « maîtriser » dans la quadrature du cercle : la rigueur scientifique et l’incertitude du futur économique et social de notre société

Les mutations et parfois les ruptures du plus en plus brutales de notre civilisation impliquent des infléchissements de notre attitude et même de notre morale.

Notre prochain ne l’est plus seulement par la famille, par la proximité, il se rapproche par la mondialisation et nous l’atteignons par les moyens modernes de la communication.


Une clef essentielle pour ouvrir cette démarche est de mettre en concurrence la responsabilité personnelle avec la séduisante « responsabilité de haut niveau » et de ne plus idéaliser celle-ci de façon abstraite par un discours normatif et souvent inopérant devant les situations complexes et de rupture.

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