Libéralisme : François GIBERT (70)

Reconnaissons à notre jeune cama­rade le mérite d'avoir courageusement ouvert ou réouvert un débat. Les pre­mières réactions de nos camarades Lionel Stoléru et Gérard Dréan montrent à l'évi­dence que les questions posées touchent le coeur du système de pensée de cha­cun. Dans la mesure où leurs réponses, teintées de réprobation, ne me paraissent pas répondre suffisamment à son inter­rogation sur "le libéralisme économique", je propose cette réflexion.

D'abord, afin d'éclairer le lecteur sur mes présupposés (chacun est fortement influencé par sa propre histoire), je vous propose de me présenter (X promo 70), avant de rentrer dans le vif du sujet.

A) Chercheur et entrepreneur

Mon père était autodidacte. Il a démarré une imprimerie après la guerre, avec sa mère, pour la porter trente ans plus tard à 400 personnes ; manquant de fonds propres, cette PME n'a pas survécu à la crise de 1973 et a été rachetée par un groupe qui la fait toujours fonctionner pour le bien de ses clients, salariés et actionnaires. Après l'X, je n'ai eu de cesse de vouloir com­prendre l'économie, ses règles, sa justice ; ce désir était à la fois motivé par une inter­rogation sur le système (j'ai participé à la contestation soixante-huitarde) et un pro­fond besoin de comprendre ce pour quoi mon père s'était battu toute sa vie.

Un doctorat d'économie à Paris Dauphine, une thèse sur "les comporte­ments d'entreprise et l'inflation " (c'était le sujet de l'époque !) et un travail dans un centre de recherche socioéconomique m'ont ainsi permis de beaucoup débattre tant avec les libéraux, très minoritaires à l'époque, qu'avec les économistes keynésiens ou marxistes qui étaient intellectuellement dominants. J'ai aussi enseigné l'économie monétaire internationale à Paris Dauphine.

Ensuite l'atavisme familial et le besoin d'action concrète ont repris le dessus, et j'ai mené une carrière dans l'industrie et le privé : DAF dans une entreprise tex­tile de 200 personnes ; consultant dans une société de développement régional, directeur d'une PME de la métallurgie (250 personnes) fortement exportatrice, puis directeur et actionnaire dans un groupe de PME d'équipements agroali­mentaires. En résumé : 6 ans dans l'en­seignement et la recherche, 23 ans dans l'industrie, (dont 18 comme DG ou PDG).

J'ai vécu concrètement à un niveau microéconomique un bon nombre de problèmes de développement et de pou­voir : crises conjoncturelles, délocalisa­tion d'emplois textiles, licenciements et sauvegarde d'outils de travail, choix entre pollution ou délocalisation (déjà !), prises de pouvoir par de nouveaux actionnaires ayant des objectifs radicalement diffé­rents des précédents, influence grandis­sante du pouvoir financier à la fin des années quatre-vingt (qui pouvait se tra­duire par des appétits de rendement de 25 %). Qu'ai-je vu ou fait?

J'ai constaté concrètement les effets positifs des orientations européennes qui ont permis à des pays de la périphérie, Portugal, Irlande et dans une moindre mesure Grèce, de rattraper rapidement nos niveaux de développement; j'ai été tout aussi exaspéré par les excès de bureau­cratie de Bruxelles : règlements et contraintes tatillons ou inutiles, interprétés avec un zèle bureaucratique en France alors que l'Espagne, l'Italie ou les Pays-Bas prati­quaient un laxisme fort opportun.

J'ai vécu comme une anomalie (une aberration ?) les périodes pas si lointaines où l'on gagnait plus en plaçant sans risque sa trésorerie à 12 % qu'en investissant pour préparer l'avenir.

J'ai été ulcéré par le corporatisme de certaines professions, le plus souvent les plus protégées par un statut mono­polistique, ou par un État fort peu éco­nome des prélèvements qu'il fait supporter aux autres et notamment aux plus labo­rieux. Ee plus choquant dans le débat sur les retraites des quatre dernières années, c'est la déconcertante facilité avec laquelle on a évacué le sujet de "qui va payer?", préférant laisser aux autres ou à la géné­ration suivante le soin de régler la note.

Plus récemment, (et ce n'est déjà plus à la mode !), j'ai été sérieusement mobilisé par les 35 heures dans la mesure où il y avait, du moins à l'origine, un vrai débat sur des choix entre du revenu (pour les salariés) et la possibilité de créer col­lectivement de l'emploi, tout en donnant plus de disponibilités et de souplesse à notre service clients. Nous l'avons d'ailleurs mis en ½uvre à l'issu de débats très constructifs dans des entreprises que je dirige avec un résultat jugé globalement positif par les clients, les salariés et les actionnaires !

Durant ces années, j'ai entrepris, réa­lisé, ai essuyé des échecs, ai réussi ; j'ai beaucoup recruté et fait aussi des plans de licenciement, comme un entrepreneur, un patron dont je revendique le rôle !

Mais curieusement, ma culture macroé­conomique m'a beaucoup aidé et éclairé dans ce métier de petit patron, "les pieds dans la glaise".


B) En quoi ceci est il susceptible de poursuivre le débat lancé par notre jeune camarade ?

Je retiens quelques idées-forces que je vous livre :

1. Nos choix économiques ne sont ni déterminés ni neutres : nous sommes des acteurs économiques possédant plus ou moins de pouvoir ; devant des choix, des contraintes, nous faisons des arbi­trages, des compromis, et j'ajouterais que notre perception du temps est déter­minante dans ces choix ; il n'existe pas une seule voie déterminée par des lois économiques, mais de multiples che­mins de développement et de création ; ils diffèrent selon les options (et contraintes) de chacun : ils privilégient le court terme ou le long terme, ils respectent plus ou moins les hommes, l'environnement ou le simple droit.

2. Les théories économiques sont faibles pour anticiper la réalité : elles ont souvent recours à une modélisation très primaire des comportements des acteurs sociaux ; elles ont donc beaucoup de mal à prévoir les crises. Il n'empêche que leurs éclairages sont utiles et inté­ressants dans un monde de plus en plus interdépendant. Ainsi lorsque Schumpeter, un grand défenseur de l'économie libérale, décrit le capitalisme comme une " des­truction créatrice", et se révèle proche de certaines analyses de Marx sur l'ori­gine des crises du capitalisme, il y a matière à réflexion ; lire en particulier les passages sur les périodes de suraccumulation moné­taire qui nécessitent des dévalorisations pour que le système vive (baisse bour­sière, faillite, etc.). Même si c'est souvent a posteriori, ces théories permettent d'ana­lyser les enchaînements de crise et nous obligent à s'interroger sur les fondements d'une société : son rythme d'accumulation global, individuel, sur la rente qui demeure ou pas derrière cette accumulation.

3. Il est abusif de présenter l'éco­nomie libérale comme "un package", où tout doit être pris et accepté en bloc sans examen : le marché des biens ou ser­vices, la libre circulation de tous les capi­taux, la création monétaire et sa régula­tion par une autorité dite non politique (qui ne se préoccuperait que des taux d'intérêts et de l'inflation), les règles d'échange (en Bourse ou pas) de biens éminemment complexes et par nature peu liquides que sont les entreprises et les hommes qui les font vivre.

4. Et pourtant, l'économie de mar­ché possède une grande qualité, qui l'a rendue supérieure aux autres : " elle inscrit dans ses principes des notions de liberté économique ".

Toutefois ses propres défenseurs sou­lignent que cette organisation n'a de fon­dement et de justification que si l'on exclut les situations de monopole ou de posi­tion dominante ; ces mêmes principes sont d'ailleurs contenus dans les textes des lois américaines ou européennes, et sont applicables à tous, aux petits (PME, petits pays), comme aux grands... ! en théorie du moins, car les dominants ont souvent de bonnes raisons pour ne pas se les appliquer à eux. Ea réalité est donc très loin du principe de ce marché libre et l'on observe des relations de dépen­dance durable entretenue : le contrôle des richesses minières ou pétrolières d'un pays, par exemple. Aussi, dans un dis­cours libéral, me paraît-il très important de déployer la même énergie à défendre la liberté économique qu'à dénoncer les abus de positions dominantes.

5. L'économie libérale de marché a absolument besoin d'un État...

Si le modèle libéral a des vertus auto­régulatrices potentielles propres, son application ne peut se résumer à la liberté "du loup dans la bergerie", il faut des contre-pouvoirs indépendants et forts qui garantissent l'autonomie des indivi­dus et des groupes sociaux. Comme ces contre-pouvoirs ont besoin de moyens pour exister, on arrive à la nécessité d'un État de droit qui garantisse leur existence ; or, l'État est en crise, en France en particulier : il est perçu par la grande majorité de nos concitoyens comme ayant été détourné au profit immédiat de certains : soit par nos dirigeants actuels ou passés qui ont confondu la caisse de l'État avec leur poche, soit aussi par ses propres salariés, dont les comportements parfois uniquement centrés sur la pré­servation de leurs acquis leur font oublier leur mission.

Comme il n'existe pas de marché auto­régulateur pour l'État, ses ressortissants peuvent pratiquer durant de longues années l'abus de position dominante et devenir un boulet à la charge des autres.

L' État doit donc redéfinir ses missions premières... et abandonner les autres.

En économie libérale, à horizon natio­nal, l'histoire et l'expérience lui en ont assigné au moins trois :

6. Une économie mondiale

Toutefois, cette vision sur la néces­sité d'un État national, qui inspire encore nos cadres de pensée, devient dépassée : la globalisation, la mondialisation de l'éco­nomie avance à marche forcée, et nous ne savons pas la traiter. Ce n'est pas que le phénomène soit neuf, mais cela touche beaucoup plus de monde qui en vit les conséquences tous les jours : nous avons les moyens d'offrir à des coûts imbat­tables des montagnes de cadeaux à nos enfants, petits-enfants, parce qu'ils sont fabriqués en Chine ! La moindre PME se doit d'examiner ses approvisionnements au niveau européen ou mondial, et son mar­ché est souvent occupé par des entre­prises qui viennent de plus en plus loin et raisonnent en considérant la planète comme leur terrain de jeu !

Qui va faire respecter les règles du jeu? Qui va assurer les contre-pouvoirs aux positions dominantes au niveau mon­dial ? Qui va réguler la macroéconomie mondiale ? Ces questions sont impor­tantes, concrètes, essentielles à l'avenir de notre communauté planétaire et par­tagées par beaucoup, comme en témoigne d'ailleurs l'écho suscité par les rencontres altermondialistes.

Les mêmes questions que nous nous posions sur la mission de l'État se posent donc au niveau mondial.

Les règles du marché : les ques­tions débattues à l'OMC sont cruciales, protection ou pas d'une agriculture locale, subvention aux agriculteurs et dans quelle limite ? Qui édicté le droit et fait respec­ter les règles ? Suffit-il de déclarer que l'échange doit être ouvert et libre de taxes? Non, pas plus ici qu'au niveau d'un État, et sans doute encore moins au niveau mondial, du fait des différences de déve­loppement et de culture. Il est donc tout à fait compréhensible qu'un groupe social ou un pays cherchent à se protéger si les règles du jeu économiques lui sont défa­vorables, en particulier si les contre-pou­voirs de cette économie libre n'existent pas, ou qu'il n'y a pas accès !

Le développement à long terme, appelé aussi développement durable : il suppose des plans "Marshall", des redis­tributions, des prélèvements de richesse sur les plus riches au profit d'investisse­ment d'infrastructures pour ceux qui ont moins. Qui? Et comment?

La régulation mondiale : pouvoir d'émission de la monnaie, d'accumula­tion, de transmission de patrimoine, etc. Le problème ne se limite pas à la pré­éminence d'un dollar sur l'euro ou le yen, mais à la gestion des crises mondiales. Qui ? Comment? Chacun sent bien confu­sément que ceci ne peut être laissé au libre arbitre de l'économie dominante, (cette perception vient du fait que nous sommes cette fois en situation de domi­nés, dépendants de cette économie domi­nante) ; cette perception d'injustice est de même nature que celle ressentie par les plus faibles de notre société française qui paient le prix fort des restructurations économiques.

La tentation existe de rejeter l'écono­mique (l'horreur économique ?) et de dénoncer la mondialisation. Mais, si nous en restons au niveau de l'incantation, cela ne sert strictement à rien, parce que notre vie de tous les jours est le produit de ces échanges économiques, de l'accumulation passée et des gains de productivité, fruit de cette division du travail au niveau mon­dial ; il n'est pas question de dénigrer tout ce que beaucoup d'entre nous ont déjà gagné à ce jeu mondial. Nous ne pouvons pas oublier les siècles d'effort pour atteindre ce niveau de développement et nous le devons aux générations précédentes (et pas seulement ceux qui nous lèguent un patrimoine de biens).

Sans rejeter le progrès des forces pro­ductives, nous ressentons le besoin de cadres, de règles...


C) L’économie, c’est du politique !

Construire des cadres et des règles du jeu, au niveau mondial, est une tâche gigantesque et difficile ; il y faudra encore des générations, et l'histoire nous réserve sans doute bien des surprises ; il n'est pas question d'être naïf, en faisant abstrac­tion des rapports de force actuels ; mais c'est bien le c½ur du problème posé : l'économie est faite de rapports de force, de pouvoirs, de dominations.

Le modèle libéral ne sera donc jamais une réponse apolitique à ces questions. L'économie libérale est au mieux un mode d'échanges, efficace, décentralisé, parfois équitable et même pacificateur (mais pas nécessairement) et c'est déjà pas mal ! Ne lui en demandons pas plus !

L'idéologie libérale, quant à elle, ne se justifie que s'il existe des contre-pouvoirs, des autorités régulatrices, des choix de priorités, (et j'ajoute, car c'est ma convic­tion, des règles du jeu sur l'accumulation et la rente). Ces règles du jeu sont en per­manence à construire, au niveau local, national ou mondial. C'est tout l'intérêt..., et la difficulté du débat politique !

Je crois donc qu'il est toujours sain de s'interroger régulièrement pour qui ou pour quoi nous roulons !



Retour en haut de la page

Retour à l'article de Marc Flender


Lire la réponse de Polydées

Retour à la page d'accueil

Retour à Articles de la Jaune et la Rouge