HANDICAPS SOCIAUX ET
AVANTAGES CULTURELS :
TEMOIGNAGE ET REFLEXIONS SUR LEUR REGULATION SOCIALE
La Jaune et la Rouge,
Août-Septembre 2005, pages 62-63.
Attentif aux débats sur la
ségrégation sociale dans l’enseignement supérieur,
avec le témoignage de l’un de ses membres, le groupe Polydées [1] apporte ses réflexions sur ce
sujet : elles ouvrent la voie de débats féconds
ultérieurs.
Paris, septembre 1964 : Pierre Bourdieu rédigeait la conclusion
de son essai : « La cécité aux
inégalités sociales condamne et autorise à
expliquer toutes les inégalités, particulièrement
en matière de réussite scolaire, comme
inégalités naturelles, inégalités de dons…
», et Denis découvrait les liens qui unissaient ses
nouveaux camarades de l’X par leur lycée de prépa (Louis
le Grand, Ginette…), leurs affinités culturelles (musique,
théâtre…), religieuses (« talas »,
israélites…), sportives (escrime, tennis…).
Né dans une famille pauvre de paysans de la Montagne Noire du
Tarn parlant l’occitan, il avait appris le français à
l’école de son hameau : sa chance fut d’avoir comme premier
instituteur un disciple de Freinet puis d’être proposé par
un autre à l’examen d’entrée au collège de la sous
préfecture. Malgré un mauvais départ (5/20 en
maths en sixième), son professeur de maths en terminale insista
pour l’orienter vers les classes préparatoires aux écoles
d’ingénieurs dont ses parents ignoraient l’existence, et Denis
intégra l’X en 3/2.
Fontainebleau, septembre 2004 : le quatrième des six enfants de
Denis, est admis à l’X, après l’aîné (1988),
et le deuxième (1992), alors que le troisième a
intégré l’ENSTA, et la cinquième l’ESSEC.
Il illustre une seconde fois les mécanismes d’héritage
culturel et de choix tactiques d’éducation: même si huit
déménagements géographiques ont jalonné sa
vie professionnelle en France, il lui a suffi de scolariser ses enfants
dans l’école la plus proche sans les aider pour leurs cours, de
leur choisir l’allemand en première langue, et de les proposer
à un lycée parisien de préparation aux grandes
écoles.
Et pendant ces 40 ans écoulés, le taux d’enfants
d'origine populaire dans Normale sup., X, ENA et HEC, est passé
d'environ 30 % au début des années 50, à moins de 10% aujourd'hui [3].
Tableau tiré de [3]
Part d'étudiants d'origine populaire (Enfants
de paysans, ouvriers, employés, artisans ou commerçants)
Ecole
|
1951-1955
|
1966-1970
|
1973-1977
|
1981-1985
|
1989-1993
|
X
|
21,0
|
14,8
|
12,2
|
9
|
7,8
|
ENA
|
18,3
|
15,6
|
15,4
|
5
|
6,1
|
Normale Sup
(ENS)
|
23,9
|
17,2
|
16,4
|
111,7
|
6,1
|
HEC
|
38,2
|
31,5
|
NC
|
NC
|
11,8
|
Ensemble
Grandes Ecoles
|
29,0
|
21,2
|
|
|
8,6
|
Ensemble
20-24 ans
|
90,8
|
84,6
|
81,6
|
76,7
|
68,2
|
2. Inégalités
génétiques et injustice sociale à la naissance: de
quoi parlons nous ?
L’équipartition à la naissance des dons potentiels
devient injustice sociale si l’état pauvre ou riche de la
famille éducatrice induit des handicaps ou avantages pour le
parcours scolaire puis social des individus (sociale car c’est bien le
système économique de notre société qui
crée l’éventail des possessions de richesses et de
pouvoirs) : nos réflexes humanistes veulent valoriser ces
aptitudes gâtées dans un chemin d’apprentissage et de
reconnaissance des capacités biaisé par des handicaps
économiques et culturels.
La France avait corrigé cette injustice de l’ancien
régime: l’abbé Grégoire demandait dès 1793
une école gratuite et obligatoire pour tous que Jules Ferry puis
les « instituteurs soldats » de la III°
république ont mise en œuvre [4]; et le
recrutement dit « démocratique » des grandes
écoles d’ingénieurs date de la fin du 18°
siècle : c’était un pas dans la bonne direction avec le
pied gauche.
Les Etats-Unis d’Amérique, aux héritages culturels
récents d’immigrants souvent contraints par la famine, ont suivi
une autre voie: le parcours scolaire y est moins dépendant
d’atouts culturels, et on y corrige les handicaps sociaux en favorisant
des études supérieures avec l’exercice précoce
d’un emploi pour les financer [5]; aucune limite
d’âge n’y privilégie les bien nés. Gérer son
avenir sans se soucier des échéances d’âge et en
prenant la responsabilité de son destin, y conduit mieux
certains tempéraments au prix Nobel, et d’autres à la
création d’entreprises prospères: un pas dans la bonne
direction avec le pied droit.
La France sait mal valoriser le vivier des potentiels et
capacités d’initiatives de certains jeunes (combien de
dirigeants cooptés de grandes entreprises françaises ont
gagné leur vie en étudiant? Einstein aurait il
intégré l’X ?) : ils sont orientés dans des
filières professionnelles si peu considérées !
Heureusement parfois, les plus intelligents (souvent fils d’immigrants)
deviennent artisans/entrepreneurs et révèlent leur
potentiel de talents [6] : nous avançons
à cloche-pied !
3. Alors que faire ?
Les modestes mesures tardives de discrimination
positive (Sciences Po. Paris), ou de tutorat (ESSEC et projet de la
conférence des grandes écoles) [7] ont
le mérite d’ouvrir un débat sur ces questions ; mais
elles sont insuffisantes : les rapports du CERC [8],
de l’Institut Montaigne (« Think tank » libéral
Français) [9], ou de la commission « Familles, pauvreté précarité
» [10] confirment que la différenciation des devenirs
scolaires commence très tôt.
Nous proposons :
- La réforme du processus éducatif
des 3 - 13 ans : il portera sur le regard des enseignants vers les
enfants de pauvres (avec le courage de la connaissance des ressources
du nid familial) et la revalorisation de leur métier (avec un
parcours les immergeant dans la vie économique, et plus de
moyens). Ils détecteront ceux dont la conscience
s’éveille très tôt, porteurs de dons et aptitudes
pouvant être cultivés, arrosés, et
développés : le système des accompagnements
économiques pour former des ingénieurs, médecins,
chercheurs, enseignants, etc. s’adaptera de lui même à
cette détection.
- Un processus éducatif pour les 13 - 18 ans
inspiré de l’hybridation biologique, favorisant l’initiative
personnelle et les travaux manuels (avec un appui économique
pour les enfants de pauvres) : ceux privés de la promotion
sociale permise par des études longues valoriseront leurs
talents par d’autres chemins (que ceux du vedettariat du sport et du
spectacle suggérés par les médias) incluant la
création immédiate ou différée
d’entreprise, et n’investiront plus leur intelligence dans des actions
malveillantes contre la société qui n’a pas su
reconnaître leurs aptitudes. L’initiative personnelle s’apprend
en gagnant sa vie très tôt et doit être
encouragée par le monde éducatif (afin que le monde
professionnel soit familier au jeune étudiant), sans obstacle
d’âge pour les diplômes.
Le premier processus engage les enseignants, et le deuxième
engage les chefs d’entreprise et de services publics pour accueillir
des jeunes aux parcours hybrides : il implique une attitude nouvelle
des entreprises matures pour l’ensemencement des jeunes entreprises,
afin de permettre à des talents de se révéler dans
la création d’activités socialement utiles11 : l’Institut
Montaigne précité peut trouver sa
légitimité dans ce champ d’action. C’est de la
combinaison dialectique de ces deux processus éducatifs, en des
moments différents de la vie d’un enfant devenant adulte, que
naîtra un mouvement harmonieux pour gommer les handicaps sociaux,
sans renier les héritages culturels dont notre pays de la
vieille Europe est si fier : nous marcherons mieux avec un pied gauche
et un pied droit !
1 Groupe d’X de tous âges dont la charte et les
dialogues sont sur http://polydees.polytechnique.org
2 Collection « Le sens commun » aux
Editions de Minuit.
3 Le recrutement social de l'élite scolaire en
France - Evolution
des inégalités de 1950 à 1990. Michel Euriat et
Claude Thélot (X 65). DEP Revue française de sociologie
XXXVI, 1995.
4 Les jeunes enseignants issus de l’immigration sont
aujourd’hui dans la même voie : cf. « A l’école de
la république », Le Monde du 09/01/2005.
5 Un bon tiers des camarades d’université
américaine d’un membre de Polydées gagnait sa vie en
jouant ou enseignant la musique : au moins l’un d’eux a reçu un
prix Nobel.
6 cf. « L'élite "beure" mène le
débat sur les minorités... hors des partis », Le
Monde du 20/02/2005.
7 Cf. Le Monde (La mixité sociale a du mal
à s’imposer dans les grandes écoles), 19 février
2004, et Les Echos (Grandes écoles et universités
accentuent leur ouverture sociale), 27/12/04.
8 CERC : Conseil de l’emploi, des revenus et de la
cohésion sociale. « Education et redistribution
(2003)» et « Les enfants pauvres en France (2004)» : www.cerc.gouv.fr
9 Institut Montaigne : www.institutmontaigne.org
Les oubliés de l’égalité des chances : Chap. 3.3,
p. 211 à 239.
10 Avril 2005 : http://lesrapports.ladocumentationfrancaise.fr/BRP/054000264/0000.pdf
11 Cf. la réflexion « Entreprendre ? En
entreprise, naturellement ! » http://www.oules.com/essaimage.htm