PEUT MIEUX FAIRE ,
MAIS PAR OÙ COMMENCER ?
par Antoine Warnier (61)
Paru dans la Jaune et la Rouge numéro 613, mars 2006, pages
37--38
Nous avons compté sur nos professeurs et sur
leurs écoles
pour fonder et élargir notre culture et celle de nos
compatriotes. Nous comptons encore sur eux et sur elles pour nos
enfants et les enfants de nos enfants. Y en a –t-il parmi nous,
Cher(è)s Camarades, qui veulent réserver cet
enrichissement aux
« happy few » ?
Pour répondre à ces attentes, l’Institution de
l’Education Nationale doit encore progresser. Comment une institution
progresse-t-elle ? Est-ce que l’effort de progrès de
l’institution se confond avec celui de chacun de ses membres pris
isolément ?
PROGRES
L’idée de progrès a motivé ma vie
d’ingénieur. Les créateurs, les inventeurs étaient
des rôles modèles. Mais comment passe-t-on du
modèle de l’Inventeur ou de l’Artiste créateur aux
démarches d’un Groupe humain ou d’une Institution ? Comment
passe-t-on de l’individuel au collectif ?
Les cercles de qualité (dans la foulée des lois Auroux de
1982) et leur mise en route dans notre usine m’ont montré
l’importance des échanges entre collègues non seulement
du même métier mais surtout du même Service dans
différents métiers. Pour les lecteurs qui n’ont pas
suivis ces mouvements, il s’agissait -en résumé- de
promouvoir un travail de qualité, bien au-delà de la
seule qualité des produits. Les réunions et les
résultats d’ensemble m’ont montré la richesse des
échanges et des idées, l’intérêt quasi
passionné que beaucoup y mettaient et la facilité de mise
en œuvre des conclusions . J’ai ressenti là une idéologie
de progrès : d’un bout de l’échelle à l’autre,
beaucoup d’entre nous étions persuadés que nous pouvions
améliorer nos façons de faire et que notre
intérêt commun rejoignait l’intérêt
général.
L’effort s’est développé ensuite dans beaucoup
d’entreprises sous des noms divers – Qualité Totale, Normes
Iso,…J’en retiens essentiellement l’aspect collectif, opposé au
modèle de Lèonard de Vinci, génie solitaire
aimé des Rois.
PROGRESS IS A NICE WORD. BUT CHANGE IS IT’S MOTIVATOR AND CHANGE HAS
IT’S ENNEMIES (JF.Kennedy)
La conduite du changement, cela s’apprend ; entre autre, on consacre
pas mal de temps à l’étude des minorités
agissantes : indispensables, elles oscillent cependant en permanence
entre la dissolution par découragement et l’éclatement
par dissensions internes, faute de trouver un arbitre reconnu qui peut
répartir les charges et faire partager les priorités. Cas
particulier si ce groupe agissant choisit ses membres tout du long de
la hiérarchie : les minorités ainsi composées ont
l’avantage génétique d’un réseau arbitral
institutionnel.
Evidemment, les membres de la minorité agissante doivent vivre
toutes les expériences du milieu sur lequel elle veut agir et
cela en permanence, pas seulement en stage initial. C’est pourquoi le
schéma d’organisation classique ne fonctionne pas : la
tête du progrès n’est pas la Recherche ou la
Stratégie ni le Cabinet; ce schéma « naturaliste
» fonctionne quand les buts du progrès sont des objets
matériels, mais pas pour des Institutions, a fortiori dans les
métiers de l’immateriel . Dans ces cas le progrès ne peut
venir que de l’épaisseur du Corps, et pas seulement du Corps
Enseignant, mais de tous les personnels de l’Institution.
VOYAGE DANS L’EPAISSEUR
Il y a quelques années, un plan social m’a permis de saisir une
opportunité : contribuer à l’enseignement des sciences
à raison de 6 heures chaque semaine dans toutes les classes de 2
écoles primaires. Ce dispositif m’a donné l’occasion en 5
ans de collaborer avec plus d’une vingtaine d’Instituteurs ou
Professeurs des Ecoles et d’observer leur hiérarchie. En
comparaison brutale avec ce que j’avais connu avant, je n’ai pas
éprouvé là l’existence d’une idéologie de
progrès, et la hiérarchie y brillait par son absence.
Beaucoup d’enseignants sont militants d’un mouvement progressiste ou
d’un autre, mais rares sont les établissements (primaires en
tout cas) où l’on trouve deux membres actifs d’un même
mouvement. La constitution d’une minorité agissante est donc
exceptionelle et sa durabilité quasi impossible. Il y a beaucoup
de tentatives prometteuses, mais sans développement.
Evidemment « mes » 2 écoles et sa vingtaine
d’enseignants, ne constituent pas un échantillon
représentatif. Ajoutons les 5 écoles primaires, publiques
aussi, où je suis rentré derrière mes enfants
comme délégué parent : 4 étaient sur le
même moule et la 5éme dérogeait à tous
points de vue : L’Ecole Vitruve (Paris XXème) est un
modèle rare d’idéologie de progrès. Citation
typique « si un de nos CP n’arrive toujours pas à lire
à Pâques, nous devons trouver pourquoi et changer nos
habitudes ». Cette école est aussi dérogatoire en
ce que l’un des enseignants, déchargé, fait fonction de
directeur pour un an ou plus et que quand un enseignant quitte Vitruve,
son successeur est coopté par les restants parmi les candidats
qui demandent cette école-là (aucun texte officiel ne
fortifie ces deux pratiques !). Il ne s’agit plus ici de
minorité agissante, mais de majorité ! Un seul
bémol : la réticence –compréhensible- qu’avait
cette équipe à travailler à la diffusion de ses
pratiques, par attachement au principe « pour vivre heureux
vivons cachés »
ENCADREMENT
Partir d’expériences acquises dans une entreprise marchande pour
aborder des questions touchant l’Education Nationale s’apparente pour
certains au sacrilège. J’ose le faire car l’idée de
progrès est plus fondamentale que la réduction marchande
et car la dimension collective du progrès se retrouve à
l’identique dans toutes les communautés professionnelles Le
point frappant concerne la hiérarchie. Dans mon groupe
industriel, la première règle des réorganisations
était : pas plus de 12 personnes subordonnées directes de
la treizième sinon celle-ci ne pourra pas connaître
personnellement les gens dont elle est responsable. J’ai demandé
à mes collègues enseignants qui était leur chef
direct. Déjà ce mot de chef n’est pas clair pour beaucoup
d’entre eux, mais en décantant les réponses j’obtenais
« c’est l’IEN (Inspecteur de l’Education Nationale) de la
circonscription ». Etape suivante, contact chez l’IEN
(auprès d’un de ses 3 ou 4 conseillers ) : « combien
d’enseignants ici ? » : première circonscription «
à peu près 150 », deuxième « au
dernier pointage plus de 300, d’ailleurs on va la couper en deux
» . Si l’encadrement reste aussi lointain, la minorité
agissante ne comportera pas de cadre !
MIEUX FAIRE ENSEMBLE
La solitude professionnelle des enseignants, en tout cas dans le
primaire, m’impressionne : d’abord ils n’ont personne à qui se
référer (senior, leader, entraîneur, patron, chef,
cadre, manager, directeur, inspecteur, appelez le comme vous voulez !)
mais encore, dans une école communale en tout cas, il est
exceptionnel de travailler ensemble, de discuter de son travail avec un
collègue. Philippe Meirieu donne sa version de cette situation (
Lettre à un jeune professeur, ESF éditeur 2005, p44)
« Nous travaillons de notre mieux » : affirmation
souvent entendue à la première personne du singulier. Il
y a bien des « groupes d’analyse des pratiques », et des
réunions semblables, mais ce ne sont pas des gens du même
établissement.
Donc faire mieux n’est pas un objectif commun ; suggérer
à un enseignant qu’il pourrait faire mieux est d’ailleurs
souvent une agression ! Pourtant la conviction que le
progrès est possible est une condition indispensable de son
avènement. Faute de cette conviction, l’Institution ne peut pas
progresser et le prof reste seul devant « ses »
élèves ; il rejette pourtant la responsabilité des
échecs quand il y en a. (« Voilà pourquoi je
n’accepte pas que mon activité d’enseignant soit… soumise
à l’obligation de résultat » Ph.Meirieu op.cit. p
41). Le problème est là encore le passage de l’individuel
au collectif.
Et pourquoi, dans ces conditions, chercher à connaître les
expériences réussies, et où chercher ?
AVANCER
Peut-on décrire un problème dans la Jaune et la Rouge
sans donner la solution ? j’estime qu’ IL FAUT EXPERIMENTER EN REEL
SOUS STATUTS DEROGATOIRES. Deux exemples aux deux extrêmes de
l’échelle : l’école Vitruve et l’Université de
Technologie de Compiègne UTC. Il y a pas mal d’autres
expériences remarquables, mais leur occurrence est le fruit du
hasard, leur diffusion presque toujours confidentielle et leur
durée assez aléatoire. Il faut que quelques-uns
démontrent expérimentalement que le progrès est
possible ; les démonstrations seront acceptées si elles
couvrent au moins un établissement, ou mieux plusieurs, une
circonscription, une académie.
Pour porter un projet expérimental, il faut des volontaires ; on
ne peut escompter un aboutissement concluant si les initiateurs du
projet ne cooptent pas une partie des participants, hiérarchie
comprise, mais une telle pratique est absolument contraire au statut
des personnels de l’Education Nationale ; la liberté
d’expérimenter instaurée par la Loi d’Orientation est
insuffisante. Une seule méthode permettrait de sortir
l’Institution de l’ornière d’où ses meilleurs serviteurs
s’épuisent à essayer de la tirer, c’est en passant par
des projets expérimentaux délimités
géographiquement (question de hiérarchie) et
nécessairement dérogatoires. Le Grand Débat sur
l’Ecole a soulevé pratiquement toutes les bonnes questions.
Notre Camarade Claude Thélot les a bien fait apparaître,
avec de bonnes déductions vers les réponses
recommandables. Mais la démarche par déduction, les
débats, si larges soient-ils, les controverses n’aboutissent
pas, comme aux temps de la Scolastique :
Il reste à faire la liste des domaines à fouiller
expérimentalement et à lancer un dispositif style Loi
Huriez (à transposer du domaine des expérimentations
médicales) pour légitimer les dérogations et les
résultats, en supervisant et fédérant avec la
souplesse requise. Et l’observation détaillée des pays
étrangers par nos enseignants ne peut être qu’un
succédané de ces expérimentations.
Je ne vois pas ce qui pourrait suppléer l’absence
d’idéologie de progrès, ce qui pourrait remplacer des
minorités agissantes entraînant dans des pratiques
quotidiennes et durables une grande variété
d’établissements avec leurs hiérarchies.
Antoine Warnier (61) Décembre 2005
Publié dans la Jaune et la Rouge numéro 613, mars 2006,
pages 37-38