Marc CHERVEL (promo 52) est décédé
le jour de Noël 2004, et nous sommes un certain nombre à
penser que, au-delà des articles consacrés par la presse
à sa mémoire, l’exemple de ce camarade,
indéfectiblement fidèle à ses engagements,
mérite d’être médité, et que l’injustice qui
lui a été faite, faute d’être jamais
réparée, doit être au moins reconnue.
L’axe de sa vie était l’aide au développement : mettre au
service des plus pauvres ses capacités d’ingénieur
économiste.
Dans les années 60, comme plusieurs d’entre nous, il a
passé une année au CEPE, le Centre d’études des
Programmes économiques, où enseignaient des professeurs
prestigieux comme Edmond Malinvaud. Cet enseignement lui a
inspiré son premier livre sur l’économie du
développement, écrit avec Charles Prou, directeur du
CEPE, et a contribué à orienter le reste de sa
carrière.
Sa vie professionnelle, en effet, a été un incessant
combat pour aider les pays pauvres à sortir du
sous-développement, en utilisant en particulier la
Méthode des Effets, qu’il a imaginée et formalisée
dans des ouvrages successifs, et qui a fait l’objet de formations et de
conférences en France et à l’étranger.
Mais si la programmation du développement, selon ses principes,
satisfaisait son esprit rigoureux au service des populations pauvres,
elle n’entrait pas dans le cadre de la stricte économie de
marché prônée avec une insistance croissante par
les grandes organisations internationales (Banque Mondiale,
Agences spécialisées des Nations Unies, OCDE,..). Il lui
a fallu un grand courage, reconnu par ceux qui l’ont accompagné
dans ses missions, pour faire face à cette pensée unique,
et maintenir le cap. Homme de conviction il était, homme de
conviction il est resté jusqu’à la fin de sa vie, quels
que soient les obstacles et les difficultés rencontrés
sur sa route.
Or cet homme de rigueur et de fidélité était un
homme blessé : jamais il n’a pu oublier l’affront subi il y a
bientôt cinquante ans.
En 1957, jeune Commissaire de l’Air, il se porte volontaire pour servir
en Algérie, mais dans une organisation à vocation civile,
une de ces SAS (Sections Administratives Spécialisées)
réparties sur le territoire algérien, car c'est à
ses yeux le meilleur moyen de participer à l’amélioration
du sort de la population.
Affecté près de Tiaret en octobre 1957, il trouve «
ce travail de chef de SAS a priori très intéressant et
utile ». Et il obtient d’excellents résultats, reconnus
par ses pairs et sa proche hiérarchie.
Mais très vite il est rattrapé par les
événements politiques. Le 13 mai 1958 se produisent les
« événements d’Alger » qui vont bientôt
marquer la fin de la quatrième République. Le 14 mai, le
Président Coty lance un appel au loyalisme des militaires. Sans
hésiter, Chervel répond à cet appel, s’associe au
Capitaine Paquet avec qui il a sympathisé, pour transmettre au
Président de la République, par la voie
hiérarchique, une lettre condamnant le Comité de salut
Public constitué à Alger, et affirmant que « le
devoir de l’Officier attaché à la République est…
de continuer à servir son Pays dans le respect de la
légalité ».
Sa démarche reste sans écho jusqu’au 1er juin, date de la
nomination du général de Gaulle comme Président du
Conseil. Il part en permission, et à son retour le climat a
complètement changé ; c’est son sous-officier qui lui
apprend ce que tout le monde sait déjà : il est
relevé de son commandement. Abasourdi, il n’obtient aucune
explication de la hiérarchie militaire, alors que des rumeurs
laissent entendre qu’il aurait eu des contacts avec le FLN, accusation
de trahison particulièrement odieuse qui le conduira à
demander la constitution d’un jury d’honneur -qui n’a jamais
été réuni.
Fort du soutien de ceux qui l’entouraient et de ses subordonnés,
il a eu la « naïveté » de croire que sa
conduite irréprochable ne lui vaudrait que des
félicitations. Mais faut-il s’étonner que ce jeune
polytechnicien, nommé capitaine bien avant les autres,
respectueux de la légalité républicaine,
adversaire déclaré de la torture, ait suscité
quelque méfiance ?
Jamais ne se sont effacés de son esprit les propos de l’officier
supérieur qui, sur sa demande insistante, a fini par lui
répondre : « Il n’est pas possible de laisser dans des
postes administratifs et politiques des éléments douteux
comme vous. Vous êtes suspect de sympathie envers un parti
antinational, et vous étiez d’ailleurs fiché comme tel
dès avant votre entrée au Service des Affaires
Algériennes. Votre père est également un
chrétien progressiste. »
Pendant les quarante années qui ont suivi, Marc Chervel n’a pas
failli à sa ligne de droiture et de rigueur. Respectant la
devise de notre École, il a bien servi sa Patrie, il a
utilisé la Science économique à une grande cause
humaine ; restaurons à sa mémoire un peu de cette Gloire
qui lui a été refusée en des temps révolus.
Marc nous a laissé plusieurs ouvrages de doctrine
économique, de nombreux articles, des textes de
conférences, et un livre inspiré de sa douloureuse
expérience algérienne. Quelques mois avant son
décès, encore très actif, il avait souhaité
apporter à notre petit groupe de réflexion son
expérience d'économiste. Nous n'imaginions pas que ces
rencontres étaient les dernières.