point de vue :
L'éthique du Nord sacrifie les malades du Sud (Le Monde, 08/02/2004)

par Philippe Kourilsky

Les pays riches se portent de mieux en mieux, les pays pauvres de plus en plus mal. Avec le sida, le SRAS et l'hypothèse bioterroriste, les pays riches ont redécouvert les agents infectieux. Les pauvres ne les avaient pas oubliés. Chaque année, 15  millions d'entre eux, dont 5  millions d'enfants, meurent du sida, de la tuberculose, de la malaria, des maladies entériques, etc. Au moins 3  millions de morts pourraient être prévenues par l'usage des vaccins existants. Pourtant, la science avance, de façon triomphale. Les génomes de l'homme et de la plupart des agents pathogènes sont décryptés. Les cibles potentielles pour de nouveaux médicaments abondent. Les biopuces vont révolutionner le diagnostic. L'immunologie promet de nouveaux vaccins. Il n'en reste pas moins de sérieuses difficultés scientifiques. Elles expliquent, pour partie, qu'un vaccin contre le sida tarde à voir le jour.

Sur le terrain, les difficultés s'accumulent. L'accessibilité des médicaments et des vaccins dans les pays pauvres est problématique. En témoignent les lenteurs de mise en place de la trithérapie contre le sida.

Pourquoi 700  000 enfants par an meurent-ils encore de la rougeole et de ses complications alors que le vaccin ne coûte que quelques centimes  ? Pourquoi les fonds internationaux sont-ils à ce point insuffisants qu'il a fallu une donation de la Fondation Gates (qui représente environ 1  % du coût de la guerre d'Irak) pour permettre à l'OMS et à l'Unicef de remplir leur mission de vaccination  ?

Face au désastre sanitaire des pays pauvres, les responsabilités sont multiples. L'égoïsme des pays riches est une évidence. Les pays concernés eux-mêmes n'ont souvent pas mis en place ou affiché des politiques de santé résolues. Quant aux industriels, il ne faut pas les diaboliser systématiquement. Leur rôle n'est pas d'assurer la santé du monde. Même s'ils doivent assouplir leur politique de gestion des brevets, cela ne résout pas tout, et de loin. Ils obéissent à des lois de marché dans une économie compétitive largement dérégulée.

Il en résulte que, quand les malades sont insolvables, il n'existe quasiment pas, sauf action philanthropique, de mécanisme pour financer la recherche et le développement des médicaments capables de combattre ces maladies "négligées". Les vaccins sont eux-mêmes un secteur "négligé" des entreprises privées parce qu'ils ne représentent que 2  % du marché de l'industrie pharmaceutique. Peut-être ne faut-il pas s'étonner que, avec vingt à cinquante fois moins d'argent de l'industrie investi pour le médicament, le vaccin anti-VIH soit encore dans les limbes, alors que les antirétroviraux ont, heureusement, été mis sur le marché dès 1996.

Un autre obstacle est moins connu du grand public  : le pouvoir réglementaire exercé par de grandes agences telles que la FDA aux Etats-Unis et l'EMEA en Europe. Puissantes, indépendantes, elles fixent les standards qui règlent la recherche, le développement et la fabrication des médicaments et des vaccins. Dans la logique sécuritaire extrême qui prévaut dans les pays développés, ces standards sont sans cesse relevés. Les coûts vont de pair  : ils ont augmenté d'environ trois fois en quinze ans pour le développement clinique et pharmaceutique d'un vaccin, soit, aujourd'hui, plusieurs centaines de millions d'euros. Ces agences -  par construction  - ne connaissent guère de contre-pouvoir. Les bénéfices pour la sécurité sont rarement évalués et on en vient à se demander qui ces standards toujours plus rigoureux protègent  : les vaccinés et les patients, ou les producteurs et les autorités réglementaires elles-mêmes  ?

A l'évidence, la course aux standards met hors jeu les pays en développement. Dans un contexte cosmopolitique dominé par les pays du Nord, la mondialisation réglementaire progresse. En imposant au Sud ses standards réglementaires, le Nord crée des barrières protectionnistes efficaces  : le Sud se trouve dans l'incapacité de produire à moindre prix pour exporter au Nord. Contrepartie  : les pays pauvres, incapables d'atteindre les standards "appropriés", s'interdisent souvent, même s'ils n'en sont pas strictement empêchés, de produire pour eux-mêmes.

Il faut souligner que les standards réglementaires ont une forte connotation éthique parce qu'ils sont censés protéger la sécurité des personnes. La bioéthique est ainsi devenue un véritable lieu de pouvoir. La mondialisation réglementaire va de pair avec la mondialisation de l'éthique. Les partisans de l'éthique universaliste s'opposent aux tenants d'éthiques adaptées aux situations locales. Les premiers rejettent radicalement toute idée de "double standard". Ils confondent les standards éthiques avec les standards réglementaires. Pour eux, tous les essais cliniques, les développements pharmaceutiques et les dispositifs de production devraient être comparables au Nord et au Sud. Ainsi, standards réglementaires et éthique universaliste se conjuguent au détriment des pays pauvres, au nom d'un idéal vers lequel il faut tendre, mais qui soulève de dramatiques problèmes.

Deux exemples  : pour lutter contre trois maladies négligées, DNDi, un consortium doté de 50  millions de dollars, qui comprend notamment Médecins sans frontières et l'Institut Pasteur, s'est fixé pour objectif de développer huit médicaments. Mission impossible si le développement d'un seul médicament aux normes occidentales coûte en moyenne près d'un demi-milliard de dollars  ! Autre cas, celui du vaccin contre le rotavirus, retiré du marché aux Etats-Unis en 1999 en raison d'un petit nombre (une vingtaine de cas sur 500  000  enfants vaccinés) d'effets indésirables. D'autres vaccins sont de nouveau en essai clinique, cette fois sur 80  000  volontaires. Pendant ce temps, 500  000  enfants par an meurent, faute de vaccin. Que faire  ? Où est le bien  ? Qui peut, qui doit le dire  ? Ne faut-il pas laisser la parole, sinon le dernier mot à ceux, les pays pauvres, qui souffrent du fléau, au lieu de la leur retirer au nom d'une éthique prétendument universelle, qui est la nôtre  ?

A ce stade, l'éthique atteint l'immoralité. Face à la misère, les Occidentaux révèlent la misère de leur éthique. C'est avec mollesse qu'ils rassemblent les fonds, pourtant modestes à l'échelle internationale, indispensables pour corriger les problèmes de santé les plus criants. De plus, ils pratiquent un véritable "impérialisme" idéologique. Il ne s'agit pas de faire n'importe quoi, ni de pousser à un laxisme qui pourrait déclencher des catastrophes sanitaires. Il s'agit de faire la distinction entre standards réglementaires et standards éthiques. Après tout, quel scandale y a-t-il à utiliser, lorsque cela est bénéfique, des vaccins tels que ceux produits il y a quarante ou cinquante ans, avec lesquels nous avons été nous-mêmes traités, mais qui ne seraient plus à nos normes aujourd'hui  ? Et de quel droit voulons-nous exporter nos normes, notre jugement, notre éthique de pays riches à ceux qui manquent de tout ou presque tout  ?

Les grands corps constitués sont dans la quasi-impossibilité de gérer ce questionnement. N'attendons aucune contestation de la part des industriels. C'est normal, ce n'est pas leur rôle. Ils subissent les standards. Même s'ils les discutent, ils s'y adaptent et en répercutent l'impact sur les coûts. In fine, qui paye  ? Les consommateurs et la Sécurité sociale. Faut-il compter sur les institutions internationales  ? Elles sont aussi des lieux de pouvoir où s'équilibrent toutes sortes d'intérêts contradictoires, d'autant que, faute d'un statut clair, leurs experts ont souvent pour mandat réel de défendre les intérêts nationaux. Les débats sur l'accès au médicament dans le cadre de l'OMC en sont l'illustration.

Alors, qui est légitime pour poser le problème  ? Les ONG, les institutions académiques, vous et moi, tous ceux qui sont choqués par les inégalités du monde, autant de voix qui, jointes, finiront par émettre un grand cri.

Que faudrait-il faire  ? D'abord, mesurer les véritables bénéfices de sécurité produits par les réglementations et les comparer aux coûts qu'elles induisent. Puis repenser les transactions éthiques entre les bénéfices individuels et collectifs, en fonction des problèmes de terrain, et non de notions générales qui amènent à préférer l'hypothèse à la réalité, et le principe de précaution à l'évaluation risque-bénéfice -  ce qui constitue une véritable fraude éthique. Enfin, remettre en exergue, à tous les niveaux, la solidarité et la générosité qui semblent s'amenuiser à mesure que la richesse augmente.

Ce texte, prononcé le 20  janvier, inaugurait un cycle de conférences consacrées aux défis scientifiques du XXIe  siècle qu'organise l'Académie des sciences.

Philippe Kourilsky est directeur général de l'Institut Pasteur, professeur au Collège de France (chaire d'immunologie moléculaire).

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