par Philippe Kourilsky
Les pays
riches se portent de mieux en mieux, les pays pauvres de plus en plus
mal. Avec le sida, le SRAS et l'hypothèse bioterroriste, les pays
riches ont redécouvert les agents infectieux. Les pauvres ne les
avaient pas oubliés. Chaque année, 15 millions d'entre eux, dont
5 millions d'enfants, meurent du sida, de la tuberculose, de la
malaria, des maladies entériques, etc. Au moins 3 millions de
morts pourraient être prévenues par l'usage des vaccins existants.
Pourtant, la science avance, de façon triomphale. Les génomes de
l'homme et de la plupart des agents pathogènes sont décryptés. Les
cibles potentielles pour de nouveaux médicaments abondent. Les biopuces
vont révolutionner le diagnostic. L'immunologie promet de nouveaux
vaccins. Il n'en reste pas moins de sérieuses difficultés
scientifiques. Elles expliquent, pour partie, qu'un vaccin contre le
sida tarde à voir le jour.
Sur le
terrain, les difficultés s'accumulent. L'accessibilité des médicaments
et des vaccins dans les pays pauvres est problématique. En témoignent
les lenteurs de mise en place de la trithérapie contre le sida.
Pourquoi
700 000 enfants par an meurent-ils encore de la rougeole et de
ses complications alors que le vaccin ne coûte que quelques centimes
? Pourquoi les fonds internationaux sont-ils à ce point
insuffisants qu'il a fallu une donation de la Fondation Gates (qui
représente environ 1 % du coût de la guerre d'Irak) pour
permettre à l'OMS et à l'Unicef de remplir leur mission de vaccination
?
Face au
désastre sanitaire des pays pauvres, les responsabilités sont
multiples. L'égoïsme des pays riches est une évidence. Les pays
concernés eux-mêmes n'ont souvent pas mis en place ou affiché des
politiques de santé résolues. Quant aux industriels, il ne faut pas les
diaboliser systématiquement. Leur rôle n'est pas d'assurer la santé du
monde. Même s'ils doivent assouplir leur politique de gestion des
brevets, cela ne résout pas tout, et de loin. Ils obéissent à des lois
de marché dans une économie compétitive largement dérégulée.
Il en
résulte que, quand les malades sont insolvables, il n'existe quasiment
pas, sauf action philanthropique, de mécanisme pour financer la
recherche et le développement des médicaments capables de combattre ces
maladies "négligées". Les vaccins sont eux-mêmes un secteur "négligé"
des entreprises privées parce qu'ils ne représentent que 2 % du
marché de l'industrie pharmaceutique. Peut-être ne faut-il pas
s'étonner que, avec vingt à cinquante fois moins d'argent de
l'industrie investi pour le médicament, le vaccin anti-VIH soit encore
dans les limbes, alors que les antirétroviraux ont, heureusement, été
mis sur le marché dès 1996.
Un autre
obstacle est moins connu du grand public : le pouvoir
réglementaire exercé par de grandes agences telles que la FDA aux
Etats-Unis et l'EMEA en Europe. Puissantes, indépendantes, elles fixent
les standards qui règlent la recherche, le développement et la
fabrication des médicaments et des vaccins. Dans la logique sécuritaire
extrême qui prévaut dans les pays développés, ces standards sont sans
cesse relevés. Les coûts vont de pair : ils ont augmenté
d'environ trois fois en quinze ans pour le développement clinique et
pharmaceutique d'un vaccin, soit, aujourd'hui, plusieurs centaines de
millions d'euros. Ces agences - par construction - ne
connaissent guère de contre-pouvoir. Les bénéfices pour la sécurité
sont rarement évalués et on en vient à se demander qui ces standards
toujours plus rigoureux protègent : les vaccinés et les patients,
ou les producteurs et les autorités réglementaires elles-mêmes ?
A
l'évidence, la course aux standards met hors jeu les pays en
développement. Dans un contexte cosmopolitique dominé par les pays du
Nord, la mondialisation réglementaire progresse. En imposant au Sud ses
standards réglementaires, le Nord crée des barrières protectionnistes
efficaces : le Sud se trouve dans l'incapacité de produire à
moindre prix pour exporter au Nord. Contrepartie : les pays
pauvres, incapables d'atteindre les standards "appropriés",
s'interdisent souvent, même s'ils n'en sont pas strictement empêchés,
de produire pour eux-mêmes.
Il faut
souligner que les standards réglementaires ont une forte connotation
éthique parce qu'ils sont censés protéger la sécurité des personnes. La
bioéthique est ainsi devenue un véritable lieu de pouvoir. La
mondialisation réglementaire va de pair avec la mondialisation de
l'éthique. Les partisans de l'éthique universaliste s'opposent aux
tenants d'éthiques adaptées aux situations locales. Les premiers
rejettent radicalement toute idée de "double standard". Ils confondent
les standards éthiques avec les standards réglementaires. Pour eux,
tous les essais cliniques, les développements pharmaceutiques et les
dispositifs de production devraient être comparables au Nord et au Sud.
Ainsi, standards réglementaires et éthique universaliste se conjuguent
au détriment des pays pauvres, au nom d'un idéal vers lequel il faut
tendre, mais qui soulève de dramatiques problèmes.
Deux
exemples : pour lutter contre trois maladies négligées, DNDi, un
consortium doté de 50 millions de dollars, qui comprend notamment
Médecins sans frontières et l'Institut Pasteur, s'est fixé pour
objectif de développer huit médicaments. Mission impossible si le
développement d'un seul médicament aux normes occidentales coûte en
moyenne près d'un demi-milliard de dollars ! Autre cas, celui du
vaccin contre le rotavirus, retiré du marché aux Etats-Unis en 1999 en
raison d'un petit nombre (une vingtaine de cas sur 500 000
enfants vaccinés) d'effets indésirables. D'autres vaccins sont de
nouveau en essai clinique, cette fois sur 80 000
volontaires. Pendant ce temps, 500 000 enfants par an
meurent, faute de vaccin. Que faire ? Où est le bien ? Qui
peut, qui doit le dire ? Ne faut-il pas laisser la parole, sinon
le dernier mot à ceux, les pays pauvres, qui souffrent du fléau, au
lieu de la leur retirer au nom d'une éthique prétendument universelle,
qui est la nôtre ?
A ce stade,
l'éthique atteint l'immoralité. Face à la misère, les Occidentaux
révèlent la misère de leur éthique. C'est avec mollesse qu'ils
rassemblent les fonds, pourtant modestes à l'échelle internationale,
indispensables pour corriger les problèmes de santé les plus criants.
De plus, ils pratiquent un véritable "impérialisme" idéologique. Il ne
s'agit pas de faire n'importe quoi, ni de pousser à un laxisme qui
pourrait déclencher des catastrophes sanitaires. Il s'agit de faire la
distinction entre standards réglementaires et standards éthiques. Après
tout, quel scandale y a-t-il à utiliser, lorsque cela est bénéfique,
des vaccins tels que ceux produits il y a quarante ou cinquante ans,
avec lesquels nous avons été nous-mêmes traités, mais qui ne seraient
plus à nos normes aujourd'hui ? Et de quel droit voulons-nous
exporter nos normes, notre jugement, notre éthique de pays riches à
ceux qui manquent de tout ou presque tout ?
Les grands
corps constitués sont dans la quasi-impossibilité de gérer ce
questionnement. N'attendons aucune contestation de la part des
industriels. C'est normal, ce n'est pas leur rôle. Ils subissent les
standards. Même s'ils les discutent, ils s'y adaptent et en répercutent
l'impact sur les coûts. In fine, qui paye ? Les consommateurs et
la Sécurité sociale. Faut-il compter sur les institutions
internationales ? Elles sont aussi des lieux de pouvoir où
s'équilibrent toutes sortes d'intérêts contradictoires, d'autant que,
faute d'un statut clair, leurs experts ont souvent pour mandat réel de
défendre les intérêts nationaux. Les débats sur l'accès au médicament
dans le cadre de l'OMC en sont l'illustration.
Alors, qui
est légitime pour poser le problème ? Les ONG, les institutions
académiques, vous et moi, tous ceux qui sont choqués par les inégalités
du monde, autant de voix qui, jointes, finiront par émettre un grand
cri.
Que
faudrait-il faire ? D'abord, mesurer les véritables bénéfices de
sécurité produits par les réglementations et les comparer aux coûts
qu'elles induisent. Puis repenser les transactions éthiques entre les
bénéfices individuels et collectifs, en fonction des problèmes de
terrain, et non de notions générales qui amènent à préférer l'hypothèse
à la réalité, et le principe de précaution à l'évaluation
risque-bénéfice - ce qui constitue une véritable fraude éthique.
Enfin, remettre en exergue, à tous les niveaux, la solidarité et la
générosité qui semblent s'amenuiser à mesure que la richesse augmente.
Ce
texte, prononcé le 20 janvier, inaugurait un cycle de conférences
consacrées aux défis scientifiques du XXIe siècle qu'organise
l'Académie des sciences.
Philippe Kourilsky est
directeur général de l'Institut Pasteur, professeur au Collège de
France (chaire d'immunologie moléculaire).
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