Répartition des revenus


Le système de répartition des revenus se présente-t-il aujourd'hui sous forme d'un éventail plus ouvert qu'il ne l'a jamais été ? Comporte- t-il un nombre exceptionnellement élevé d'aberrations, c'est-à-dire de rémunérations injustifiables par quelque service rendu ?

Je suis tenté de le penser.


Un constat inquiétant


Première observation : le mouvement de la vie économique est rapide, plus qu'il ne l'a jamais été dans l'histoire. Les acteurs les mieux adaptables, les plus créatifs, se trouvent plus fréquemment en situation dominante, capables de peser efficacemment vers la hausse de leurs rémunérations, mais ils ne peuvent manquer de savoir que, dans le mouvement de la vie économique et sociale, les données dont ils sont un moment maîtres de tirer parti sont précaires; alors, dans ce mouvement, toute réflexion globale d'équité s'évanouit. Le problème central se pose dans les entreprises dont la vitalité technique et économique, dont les capacités concurrentielles et innovatrices comptent parmi les les plus forts atouts de la région du monde où elles sont implantées. Les fauteuils de leurs présidents sont toujours des trônes périlleux. Chacun de ceux qui les occupent peut-il être blâmé de chercher, au moment opportun où il exerce ses fonctions et où ses capacités sont immédiatement reconnues, de tirer parti des conforts et agréments variés qu'apporte le monde dont il est un animateur et aussi de se protéger, et de protéger ses proches, contre les aléas qui pésent sur leur mode de vie ? Non, il ne peut être blâmé sans une réflexion sérieuse. C'est cette réflexion que je me propose d'esquisser.

Le problème ne se poserait guère s'il était limité au cercle étroit des hommes et femmes qui présentent l'ensemble des connaissances et des qualités de caractère leur permettant de se placer dans la postérité d'Edison, archétype du grand innovateur. Il commence à se poser; il s'est posé quand les animateurs de Dysneyland se sont avisés de comparer leurs maigres salaires à celui, vraiment élevé, de leur président américain. Mais limité à des cas de ce genre, quelques débats arriveraient sans doute à fixer, sinon des normes, du moins l'amorce d'un raisonnement. Le problème se complique en raison des effets de contagion, très sensibles parmi les personnels des médias et les sportifs. Â cet égard, le supplément "économie" du Monde du 24 juin 1998 diffuse quelques informations chiffrées qui font choc. En 1997, le plus fort revenu, attribué à Steven Spielberg, l'homme des dinosaures cybernétiques, aurait frôlé les deux milliards de francs (1800 millions). Parmi les sportifs, le mieux rémunéré aurait été un basketteur (475 millions); trois boxeurs auraient bénéficié d'un revenu atteignant plusieurs centaines de millions. S'il faut en croire le Monde, les athlètes français sont moins favorisés.

Rien de tout cela n'est en soi critiquable; la stricte égalité des ressources individuelles est évidemment une dangereuse chimère; d'autre part, on peut penser que, parmi ces réussites matérielles spectaculaires, beaucoup viennent récompenser des ascèses admirables : l'ascèse du grand sportif, du grand acteur, du grand journaliste. L'ascèse du top model ? Pourquoi non ?

Mais deux considérations me détournent d'adhérer à cette conception.

Tout d'abord, si certaines ascéses sportives tiennent leurs traits d'une longue et riche tradition - le coureur de marathon, le lanceur de disque ou de javelot - si d'autres impliquent d'étonnantes capacités de manier dans un environnement critique des techniques complexes - le navigateur solitaire ou proche de la solitude, le coureur automobile - d'autres n'apportent à ceux qui les pratiquent rien qui les fassent pénétrer dans la noble carrière où la Phèdre de Racine voyait le conducteur de char. J'avoue que je ne vois pas ce qu'apporte à notre civilisation la carabine à air comprimé ou certaines acrobaties de skieurs. De plus, j'aperçois un risque très grave de déviation culturelle chez les enfants des favelas brésiliennes qui ne voient de moyen d'échapper à un avenir de misère qu'en devenant champion de football - perspective infiniment étroite, même quand elle englobe des épreuves moins dures que celles du Mondial, et dans laquelle l'enfant (le garçon seul, d'ailleurs, et non la fille) n'entre que par une formation dont les valeurs culturelles

sont, à mon sens, encore à démontrer. Pratiquées dans ces conditions, les sports de compétition envoient dans les ténèbres celui qui échoue, et l'esprit chevaleresque n'a guère court : "je ne fais pas de cadeau" disait récemment le coureur automobile Schumacher (qui avait été sur le point d'entraîner un rival dans un accident mortel, peu de temps auparavant). L'esprit de violence domine.

Mais la réflexion sur la répartition des revenus et ses inégalités aberrantes me conduit plus loin encore. Dans un monde où les valeurs morales s'effacent, l'observation d'inégalités de revenus injustifiables peut inspirer des modalités d'acquisition de ces revenus plus injustifiables encore en candide honnêteté : depuis la fraude fiscale systématisée jusqu'au cambriolage pur et simple et au banditisme petit ou grand. Qu'on se rappelle le beau film de Louis Malle, Le voleur, et l'admirable prestation de Jean-Paul Belmondo. Il y a aussi des malversations administratives et autres indélicatesses.

Devant cet aspect du problème, une réaction s'esquisse. Les régulations s'activent, pourchassent les indélicatesses de tous ordres. La COB dénonce les délits d'initiés. Auraient été entièrement blâmables, dans ce contexte, les opérations dites de "télégraphe" dont l'aimable père de Lucien Leuwen partageait les profits avec le ministre de l'Intérieur, patron de son fils. Et que dire des grandes fortunes bancaires édifiées au XIXème siècle sur la connaissance détaillée des marchés financiers que leurs fondateurs détenaient ? Tous les faits de ce genre entrent peu à peu dans un passé révolu. Un contentieux s'édifie. Une jurisprudence naît, oeuvre d'une magistrature d'un type nouveau.

Je ne pense pas, cependant, qu'une solution complète du problème de l'inégalité des conditions puisse s'organiser entièrement par le droit. Le droit est nécessaire, évidemment, mais il a ses limites d'efficacité. Il y a des règles de commissionnement qui, établies le plus régulièrement du monde, donnent sur un marché en expansion des résultats aberrants. Il y a des opérateurs financiers qui, parce qu'ils ont un bon jugement, des bases d'information non anormales mais judicieusement organisées et un peu de hardiesse, réalisent des gains spéculatifs considérables.

Faut-il, dans de tels cas, tout admettre ? Refuser, notamment, l'application de fiscalités niveleuses ?

Nous entrons ici dans un domaine de faits déconcertants ou l'exigence d'ordre ou de justice est irréfutable et, en même temps, impossible à préciser par des critères opérationnels. Une harmonie est à définir, mais une harmonie étendue à l'échelle plurinationale, voire à l'échelle du monde, et non réduite à l'état d'un échantillon que l'on voudrait supposer exemplaire. Dans cette orientation, l'apport du sentiment religieux, et du sens de la fraternité humaine qu'il comporte, ne doit pas être écarté, du moins à mes yeux. C'est pourquoi je me permets de risquer une citation évangélique.


Ma vue utopique


Je tire cette citation de l'Evangile de Luc, au chapitre XVI. C'est la parabole dite de "l'économe infidèle"


Un homme riche avait un économe, qui lui fut dénoncé comme dissipant ses biens. Il l'appela et lui dit : qu'est-ce -que j'entends dire de toi ? Rends compte de ton administration, car tu ne pourras plus administrer mes biens; L'économe dit en lui-même : que ferai-je, puisque mon maître m'ôte l'administration de ses biens ? Travailler à la terre ? Je ne puis. Mendier ? J'en ai honte. Je sais ce que je ferai, pour qu'il y ait des gens qui me reçoivent dans leurs maisons quand je serai destitué de mon emploi. Et, faisant venir chacun des débiteurs de son maître, il dit au premier : combien dois-tu à mon maître ? Cent mesures d'huile répondit-il. Et il lui dit : Prends ton billet, assieds-toi vite et écris cinquante. Il dit ensuite à un autre : Et toi combien dois-tu ? Cent mesures de blé, répondit-il. Et il lui dit : prends ton billet et écris quatre-vingt. Le maître loua l'économe infidèle de ce qu'il avait agi prudemment ...


Et un peu plus loin :


Faites-vous des amis avec les richesses injustes pour qu'ils vous reçoivent dans les tabernacles éternels, quand elles viendront à vous manquer. Celui qui est fidèle dans les mondres choses l'est aussi dans les grandes...


Ce texte, qui paraît n'accorder aucune valeur à la simple honnêteté du comptable fidèle, déconcerte le lecteur soucieux de solide morale; Pour éviter ce trouble, il faut dépasser le sens immédiatement apparent du récit.: l'économe n'est pas loué parce qu'il a géré malhonnêtement des richesses d'ailleurs injustes. Il est loué parce que ses imprudences, ses légéretés, l'absence en lui de toute morale puérile et honnête, l'ont conduit à une découverte : la vie n'est possible que dans un monde de grâce - ce qui signifie : un monde où l'intérêt du prochain, quel qu'il soit, est toujours pris en considération amicale.

Cela dit je ne débouche pas sur la nécessité immédiate d'une conversion universelle qui tournerait l'humanité tout entière vers l'aménagement d'un monde de grâce. Je me borne à dire que si se manifestait en Europe l'idée que sont absolument insupportables les inégalités extrêmes de conditions et les misères profondes qui sont observables dans le monde; que si cette idée faisait l'objet de débats débouchant à terme sur des projets d'action adéquats, c'est-à-dire adaptés aux dimensions d'objectifs acceptables, alors deviendrait possible un débat sur l'équité de répartition des revenus et sur les aberrations actuellement observables. A condition de disposer d'un système d'information adéquat - condition non réalisée dans le moment présent, mais qui n'est pas irréalisable moyennant une volonté politique ferme - les traits quantitatifs d'une action orientée vers la construction d'un monde vivable pour tous pourraient être précisés. Cette perspective, je le souligne, est utopique parce qu'elle suppose un aménagement non immédiat de l'organisation politique; mais elle n'est pas chimérique : la productivité potentielle du monde actuel est en effet considérable, à la hauteur d'un objectif ambitieux. Seraient alors susceptibles d'être fixés les points de départ de débats portant à la fois sur les modalités de l'action régulatrice globale et sur les petites et grandes aberrations qu'il conviendrait d'éliminer sans retard.

Sur ces thèmes, une réflexion plus patiente serait évidemment nécessaire. Qui l'engagera ?


Claude Gruson (juillet 1998)



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