Morale et Economie 

André COMTE-SPONVILLE

(Philosophe)


La morale revient au premier rang de nos préoccupations. Pourquoi ? Je voudrais suggérer trois explications qui relèvent de trois horizons différents.


1. Un processus dans la brève durée


Première explication, dans la brève durée : le passage d'une génération à une autre. En effet, le retour de la morale apparaît très nettement si l'on compare la génération de ceux qui avaient vingt ans en 1968 à la génération suivante, celle de ceux qui ont vingt ans aujourd'hui. Il y a trente ans, on se préoccupait fort peu de morale. La mode était au contraire à l'immoralisme et nombreux étaient ceux qui, parmi les philosophes, se réclamaient de Nietzsche, par delà bien et mal.

En vérité, ces immoralistes que nous prétendions être vivaient comme n'importe qui. Qu'est-ce qui autorisait donc ce discours immoraliste ? En fait, régnait à l'époque ce que j'appellerais « l'idéologie du tout politique » . Tout était politique et la politique était tout : une bonne politique était donc la seule morale nécessaire.

Vingt ans plus tard, la politique n'intéresse plus grand monde et surtout pas les jeunes. En revanche, on a assisté à un retour en force de ces derniers vers les valeurs de la morale : voyez les Restaurants du C½ur, l'action humanitaire, SOS Racisme... Confrontés à des problèmes sociaux, conflictuels, la tendance de cette génération est de n'apporter que des réponses individuelles et morales, certes respectables, mais tout aussi évidemment incapables de résoudre ces problèmes qui sont les nôtres. Aujourd'hui, la morale est tout et une bonne morale paraît une politique largement supérieure.

Deux générations, deux erreurs : la politique ne peut pas tenir de morale ; la morale ne peut pas tenir lieu de politique. Si bien que ce premier retour à la morale peut se désigner plus profondément comme une crise du politique. C'est parce que la politique ne nous permet pas d'assumer notre destin commun que chacun se replie sur les valeurs morales.


2. Un processus dans la moyenne durée


Le deuxième processus s'inscrit dans la moyenne durée. Il a commencé en 1917 et a expiré à la fin des années 80 : je veux parler du socialisme-marxisme. Pendant toutes les années de guerre froide puis de coexistence pacifique, l'Occident libéral pouvait se trouver suffisamment justifié par son opposition au monde communiste. Si l'Occident était le contraire du mal, alors il était le bien. Mais soudain, l'adversaire s'écroule et l'Occident perd cette justification négative que lui tendait le communisme. Que l'Occident était beau sous Brejnev... Aujourd'hui, le désarroi de l'Occident n'a d'égal que sa victoire. Faute d'une opposition crédible, nous sommes contraints de chercher en notre propre sein, au c½ur même de notre civilisation, des justifications positives, des valeurs morales.


3. Un processus dans la longue durée


Le troisième processus, qui s'inscrit dans la longue durée, est ce que Nietzsche appelle la mort de Dieu ou que Max Weber appelait le désenchantement. Mais qu'entend-on par « mort de Dieu » ? Cela ne veut pas dire, comme on le croit parfois, que l'on ne peut plus croire en Dieu. Dieu est présent, dans cette salle, pour tous ceux qui croient en lui. Mais personne n'oserait s'en réclamer dans un règlement intérieur de club ou dans un discours politique. Dieu est socialement mort, ou plutôt socialement indisponible, si bien que la question se pose : que reste-t-il de l'Occident chrétien quand il n'est plus chrétien, quand il n'a plus la foi ? L'athée que je suis s'inquiète : la mort de Dieu ne va-t-elle pas conduire à la mort de l'esprit ?

Pendant vingt siècles, à la question « que dois-je faire ? », c'était Dieu qui répondait. La religion tenait lieu de morale. Aujourd'hui, chaque individu répond à cette question pour lui, sans indication de l'Eglise. On touche là à l'essence même de la morale. Voilà pourquoi nous n'avons jamais autant eu besoin de morale : depuis vingt-cinq siècles en effet, jamais nous n'avions connu de sociétés aussi laïques.


4. Distinctions sur les ordres : techno-scientifique, juridico-politique, moral, éthique


Ces trois raisons mises bout à bout expliquent que ce retour de la morale n'est pas un phénomène de mode mais bien une question de civilisation, où se joue pour une part le destin de l'Occident. Cela dit, c'est aussi une question à la mode et, comme toujours, lorsqu'une question arrive sous les feux des projecteurs, cela peut créer quelques confusions.

Nous vient par exemple d'outre-Atlantique la mode de l'éthique d'entreprise qui nous explique que l'éthique améliore la productivité, la qualité du produit, l'image de l'entreprise. Bref, « ethics pay » comme l'on dit aux Etats-Unis. J'avoue que cette opinion me laisse particulièrement perplexe. Tout d'abord, ce serait bien la première fois que la vertu fait gagner de l'argent. Ensuite, il y a problème dès que l'éthique cesse de payer, c'est-à-dire dès que le devoir et l'intérêt cessent d'aller dans le même sens. Or c'est bien là le cas le plus fréquent.


1. L'ordre techno-scientifique


Ces confusions viennent en fait d'une mauvaise prise en compte des limites. En fait, dès que l'on renonce au « tout est permis », se pose le problème de la limite de ce qui est permis. Je pense par exemple, aux techno-sciences, aux manipulations génétiques. A ces questions, d'évidence, la biologie ne répond pas. Quelles limites pour le capitalisme ? A cette question, l'économie ne répond pas. Faut-il faire des centrales nucléaires ? A cette question, la physique nucléaire ne répond pas.

Nous avons ici affaire à un premier ordre, que je vous propose d'appeler l'ordre techno-scientifique en nous souvenant que l'économie en fait partie. Cet ordre est structuré de l'intérieur par l'opposition du possible et de l'impossible. Mais il est incapable de se limiter lui-même, si bien que, si on le laisse à sa seule spontanéité, il vérifiera le seul principe de l'univers technique : tout le possible deviendra réalité. Or, aujourd'hui, le possible est effrayant. Nous sommes donc obliger de limiter de l'extérieur cet ordre techno-scientifique. Ce peut être le rôle de l'ordre juridico-politique.


2. L'ordre juridico-politique


Qui va nous dire si les manipulations génétiques sont autorisées ? Le législateur. L'ordre juridico-politique est structuré en son intérieur par le légal et l'illégal. La question se pose de savoir qui va venir limiter cet ordre, que nous appelons l'ordre démocratique ou l'ordre républicain. Pourquoi faudrait-il le limiter ? Je vous répondrais que je veux le limiter essentiellement pour deux raisons. La première tient aux individus, la seconde tient au peuple.

Imaginez un individu qui ferait tout ce que la loi autorise et qui ne ferait jamais ce que la loi lui interdit Aucune loi n'interdit le mensonge. Aucune loi n'interdit l'égoïsme. Aucune loi n'interdit le mépris. Aucune loi n'interdit la haine. Aucune loi n'interdit la méchanceté. Si bien que l'individu parfaitement légaliste pourrait en toute légalité républicaine être menteur, égoïste, haineux, méprisant et méchant. Dans cet ordre, on risque de se trouver confronté à l'individu abject mais légaliste et compétent. On a donc besoin, à ce niveau, d'un troisième ordre.

Mais on a aussi besoin d'un troisième ordre à cause du peuple. Permettez-moi de vous raconter une anecdote. Il y a quelques années, à la Sorbonne, la notion au programme était « le peuple ». Au test de fin d'année, je demande à mes étudiants si « le peuple a tous les droits ». La quasi-totalité de mes étudiants manifeste une parfaite bonne conscience démocratique et répond affirmativement. En rendant les copies, je demande à mes élèves si le peuple a le droit de déclencher des guerres, de pratiquer l'assassinat légal, d'opprimer ses minorités. Que peut-on donc trouver à opposer à Hitler, d'ailleurs élu le plus légitimement possible par le peuple ? Les plus malins me répondaient que la Constitution empêche ce genre de dérives. Le problème est que la Constitution prévoit elle-même les moyens d'être transformée par le peuple souverain. Si bien que, comme disait, Rousseau, « il n'y a pas de loi fondamentale », c'est-à-dire de loi qui s'impose au peuple souverain sans que celui-ci puisse la changer. Autrement dit, il n'y a pas de limite démocratique à la démocratie. Au total, nous avons donc besoin d'un troisième ordre : l'ordre de la morale.


3. L'ordre moral


L'ordre techno-scientifique et l'ordre juridico-politique sont opportunément limités par l'ordre moral. En effet, si nous ne pouvons nous résigner au salaud légaliste ou au peuple souverain, c'est au nom de la morale. Celle-ci est structurée autour de l'opposition entre le bien et le mal. La notion de salaud moral n'a aucun sens, même si on connaît des salauds moralisateurs. Distinguons à ce propos entre moral et moralisateur : le moralisateur s'occupe de la morale des autres ; l'homme moral ne s'occupe que de la sienne.

Mais là encore, ce troisième ordre doit être limité. Celui qui ne respecte que la loi morale, celui que nous appelons à tort ou à raison un pharisien, paraît encore incomplet : il lui manque l'amour, qui fonde un quatrième ordre, que j'appellerais ordre éthique. Est moral tout ce qu'on fait par devoir. Est éthique tout ce qu'on fait par amour.


4. L'ordre éthique


Faut-il limiter l'ordre éthique ? Je ne vois pas bien ce qu'on pourrait placer au-dessus de l'amour... Peut-être le croyant se réfère-t-il à un cinquième ordre, qui serait celui de la volonté de Dieu. Personnellement, je pense que l'amour infini n'est pas à craindre ; d'ailleurs, ce n'est pas ce qui nous menace. Je me rappelle d'un chef d'entreprise qui me disait qu'il y avait beaucoup plus d'amour dans les entreprises que je ne le croyais. Je lui ai répondu que j'en étais fort aise mais je l'ai invité à préciser : de quel amour s'agissait-il ? D'un amour de soi, ou d'un amour de l'autre ? D'un amour pour son propre bien ou d'un amour pour le bien de l'autre ? Quand je dis « j'aime le poulet », ce n'est pas pour le bien du poulet... Alors posez-vous la question : quel amour prévaut dans vos entreprises ? Malheureusement, le pur amour, l'amour désintéressé, brille par son absence, il brille car il nous éclaire, mais il fait encore défaut.


5. Déductions : barbarie, angélisme, responsabilité


Ces distinctions servent à éviter la confusion des ordres, c'est-à-dire, dans le langage de Pascal, « à éviter le ridicule et la tyrannie ». Le ridicule, selon Pascal, naît en effet dès que l'on confond des ordres, par exemple quand on veut obtenir l'amour à coup de démonstrations ou quand un roi dit que l'on doit l'aimer parce qu'il est fort. Et la tyrannie est le ridicule au pouvoir. Toute époque a ses ridicules et ses tyrannies. Quels sont ceux qui nous menacent aujourd'hui ?


1. La barbarie


La barbarie est la confusion qui consiste à soumettre un ordre donné à un ordre inférieur, c'est-à-dire la tyrannie de l'inférieur. Ce peut être par exemple le cas si vous soumettez l'ordre n°2. à l'ordre n°l, c'est-à-dire la politique à la science ou à la technique. Il y a alors deux risques : la barbarie technocratique, la tyrannie des experts, et la barbarie libérale, la tyrannie du marché. Dans les deux cas, le peuple est dessaisi de sa souveraineté.

Une autre barbarie consiste par exemple à soumettre l'ordre n°3 à l'ordre n°2, la morale à la politique : c'est la tyrannie du militant. Pensez à Lénine qui répondait à Trotsky qu'il était moral de fusiller des otages dès lors que c'était dans l'intérêt supérieur de la révolution. Mais ce peut être aussi la tyrannie de la démocratie. C'est le point fort de la dernière Encyclique de Jean-Paul II : arrêtons de faire comme si la démocratie pouvait tenir lieu de morale.


2. L'angélisme


Un deuxième danger nous guette : l'angélisme. La barbarie, c'est la tyrannie de l'inférieur ; l'angélisme, c'est la tyrannie du supérieur. J'appelle angélisme toute tyrannie qui prétend supprimer, annuler un ordre au nom d'un ordre supérieur. L'angélisme consiste par exemple à vouloir nier les contraintes scientifiques au nom de la loi et de la politique. Il passe bien souvent par le volontarisme. Je pourrais prendre des exemples dans le débat actuel mais retournons un peu en arrière, jusqu'en 1981, quand la gauche disait pouvoir vaincre le chômage grâce à la volonté politique. Qui pourrait dire que la gauche a échoué parce qu'elle ne voulait pas assez supprimé le chômage ? Il en va de même quand quelqu'un dit « vaincre le sida est une question de volonté politique ». Il ne suffit malheureusement pas de passer une loi contre le sida pour le faire reculer.

Un deuxième exemple d'angélisme consiste à vouloir supprimer l'affrontement politique au nom de la morale. C'est ainsi que l'on substitue l'humanitaire à la politique étrangère, les Restaurants du C½ur à la lutte contre la pauvreté. Le danger d'une telle approche est évident.

Enfin, l'angélisme éthique, ou angélisme de l'amour, se retrouve dans le slogan « Peace and Love ».

A celui qui vous dit avec une lueur dans le regard qu'il n'a pas besoin de morale parce qu'il aime son prochain, il faut répondre : « Commence par faire ton devoir en rentrant dans l'ordre n°3, inscris-toi sur les listes électorales dans l'ordre n°2, apprends un métier dans l'ordre n°l. »


3. La responsabilité


Chacun de nous évolue dans les quatre ordres, ordres qui sont soumis à des logiques différentes et ne vont pas tous dans le même sens. A ce stade, il faut lutter contre une idée fausse. Arrêtons de penser que les exigences du management et celles de la morale convergent systématiquement. Pensez-vous vraiment que l'Abbé Pierre ferait un bon président de la république ? Non bien sûr, pas plus que le Général de Gaulle n'aurait fait un bon abbé...

La responsabilité consiste à prendre sa place dans l'ordre qui est le sien, à choisir l'ordre auquel on se soumet. La responsabilité, c'est ce que personne ne peut faire à votre place ; la responsabilité, c'est ce qui ne se délègue pas. Je ne crois pas à l'expression « éthique d'entreprise ». Une entreprise n'a pas d'éthique ou de morale, elle n'a que des intérêts. Mais c'est parce que l'entreprise n'a pas de morale que ceux qui la dirigent et ceux qui y travaillent doivent en avoir une. Ne comptez pas sur votre employeur pour être moral à votre place : la morale ne passe que par la médiation des individus.


6. Conclusion : primautés et primats


Faut-il hiérarchiser les quatre ordres que je vous ai présentés ? Oui, au niveau des individus. C'est ce que je vous propose d'appeler la hiérarchie des primautés (plus grandes valeurs subjectives du point de vue des individus). Mais je vous propose de distinguer cette hiérarchie des primautés de ce que j'appellerais l'enchaînement des primats (plus grandes valeurs objectives du point de vue des groupes). Et, dès lors, tout s'inverse.

Pour l'individu, il y a évidemment primauté de la politique sur les sciences. Mais, pour le groupe, que resterait-il de la politique si, tout d'un coup, toutes les centrales cessaient de produire de l'électricité ? Rien. Autrement dit, il y a primat de l'économie des sciences, des techniques et de l'économie. Il y a aussi primauté de la morale sur la politique. « Mieux vaut perdre les élections que son âme », comme l'on dit parfois. Mais quelle serait la morale à l'état de nature ? Elle n'existerait pas. Il y a donc primat de la politique. Pour le groupe, la politique est plus importante que la morale. Pour l'individu, il y a bien sûr primauté de l'amour sur la morale. Mais, pour le groupe, qu'est-ce qui est le plus important ? Sans amour, le groupe vit ; sans morale, ce lui est impossible.


Au total, ce qui a le plus de valeur pour l'individu est le moins important pour le groupe et ce qui est le plus important pour le groupe a le moins de valeur pour l'individu. Il faut donc opposer la hiérarchie des primautés à l'enchaînement des primats. Simone Weil a écrit sur ce thème dans La pesanteur et la grâce. S'appuyant sur cette expression, je dirais volontiers que les groupes tendent toujours à redescendre et ce, d'autant plus qu'ils sont nombreux. Pour le groupe, l'amour tend à se dégrader en morale, la morale en politique et la politique en science. Seuls les individus ont l'a capacité de remonter un peu : de la technique à la politique (l'homme d'Etat), de la politique à la morale (l'homme de bien), de la morale à l'amour (l'homme de c½ur).


En conclusion, je voudrais juste vous dire que, pour que les individus puissent remonter cette pente que les groupes ont si naturellement tendance à descendre, je ne connais que trois choses : la lucidité, l'amour et le courage.




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