Résistance et soumission



extrait de Résistance et Soumission de Dietrich Bonhoeffer, théologien allemand mort en 1945 dans un camp de concentration :


La grande mascarade du mal a brouillé toutes les notions d’éthique. Pour l’homme formé par nos conceptions morales traditionnelles, il est déconcertant de découvrir que le mal apparaît sous forme de lumière, de bienfait, de nécessité historique, de justice sociale ; pour le chrétien nourri de la Bible, ce phénomène confirme sa notion de l’essence du mal. La faillite des gens raisonnables qui voudraient redresser la charpente disloquée avec les meilleures intentions du monde, en méconnaissant totalement la réalité, est manifeste. Avec leur vue courte, ils voudraient rendre justice à tous et sont ainsi neutralisés par le choc des puissances qui se heurtent, sans parvenir à quoi que ce soit. Déçus par l’absurdité du monde, ils se voient condamnés à la stérilité ; ils s’effacent avec résignation ou se soumettent sans retenue au plus fort. L’échec de tout fanatisme éthique est plus bouleversant. Le fanatique croit pouvoir affronter la puissance du mal grâce à sa pureté. Mais, comme le taureau, il n’atteint que la cape rouge et pas le toréador lui-même ; il finit par s’épuiser et se laisser vaincre. Il se perd dans l’accessoire et se laisse prendre au piège du plus malin. L’homme doué de conscience se bat solitaire contre la prépondérance d’un état de contrainte qui exige de lui une décision. Mais la dimension des conflits, qu’il doit trancher avec sa conscience comme seul juge et seule conseillère, l’écrase. Les déguisements innombrables, honorables et séduisants que choisit le mal pour s’approcher de lui, le rendent anxieux et incertain, jusqu'à l’amener à se contenter d’une conscience tranquille plutôt que pure, jusqu'à le faire mentir à lui-même pour ne pas désespérer ; car l’homme qui trouve en lui son propre appui ne comprendra jamais qu’une mauvaise conscience peut être plus forte et plus salutaire qu’une conscience abusée. La voie sûre du devoir semble conduire hors de la troublante profusion des décisions possibles. Ici, un ordre est un absolu. La responsabilité incombe à celui qui ordonne, non à l’exécutant. Mais en s’en tenant au seul devoir, on ne court jamais le risque d’une action responsable, qui seule peut atteindre le mal en son centre et le vaincre. L’homme de devoir exécutera finalement les ordres du diable en personne.

Mais celui qui assume le risque d’une liberté personnelle, qui préfère l’action nécessaire à la pureté de sa conscience et de sa réputation, qui est prêt à sacrifier un principe stérile à un compromis fécond ou une sagesse stérile et médiocre à un radicalisme fructueux, que celui-là prenne garde que sa liberté ne le fasse pas tomber. Il consentira au mal pour éviter le pire, incapable de discerner que le mal qu’il veut éviter pourrait être le meilleur. C’est là l’élément de mainte tragédie.

En fuyant le débat public, tel ou tel peut atteindre le refuge de la vertu personnelle. Mais il doit fermer la bouche et les yeux devant l’injustice qui l’entoure. Il ne peut rester net de la souillure d’une action responsable qu’en se trompant lui-même. Ce qu’il fait ne le rassurera jamais sur ce qu’il ne fait pas. Ou il succombera à cette inquiétude, ou il deviendra le plus hypocrite des pharisiens.

Qui tient bon ? Seul celui dont le critère suprême n’est ni sa raison, ni son principe, ni sa conscience ni sa liberté ou sa vertu, mais qui est prêt à sacrifier tout cela lorsque, attaché à Dieu seul, il est appelé par la foi à une action obéissante et responsable ; celui dont la vie ne veut être autre chose qu’une réponse à la question et à l’appel de Dieu. Où sont donc ces responsables ? [ ... ]

Le danger de nous laisser aller à mépriser les hommes est grand. Nous savons bien que nous n’en avons pas le droit, et que nous n’aurons jamais que des rapports stériles avec eux tant que nous ne serons pas exempts de mépris. Les quelques pensées qui suivent nous aideront à nous préserver de cette tentation : en méprisant les hommes, nous succombons au défaut principal de nos adversaires. Qui méprise un homme ne fera jamais rien de lui. Rien de ce que nous méprisons dans l’autre n’est entièrement étranger à nous-mêmes. Que de fois nous exigeons d’autrui plus que ce que nous sommes prêts à accomplir nous-mêmes ! Pourquoi avons-nous pensé jusqu’ici d’une façon si peu lucide à l’homme et à sa faiblesse morale ? Il nous faut apprendre à considérer les hommes non pas tellement en fonction de ce qu’ils font ou ne font pas, mais plutôt en fonction de ce qu’ils souffrent. La seule relation féconde, surtout avec l’homme faible, est celle qui procède de l’amour, c’est-à-dire du désir d’être en communion avec lui. Dieu lui-même n’a pas méprisé les hommes, mais s’est fait homme par amour pour eux. [ ... ]

Jusqu'à présent, tracer un plan pour sa vie personnelle et professionnelle semblait faire partie des droits inaliénables de la vie humaine. La situation a changé ; les circonstances actuelles nous obligent à renoncer à « nous mettre en souci pour le lendemain » (Mt 6, 43). Mais il est très différent de vivre ainsi dans la liberté de la foi dont parle le Sermon sur la montagne, ou de subir cette situation comme un esclavage de chaque instant. Pour la majorité des hommes, ce renoncement forcé à tout plan d’avenir aboutit à une déchéance qui les fait vivre l’instant de manière irresponsable, superficielle ou résignée ; d’autres, peu nombreux, voient un avenir meilleur dans des rêves nostalgiques et essaient ainsi d’oublier le présent. Ces deux attitudes nous sont également interdites. Il nous reste le chemin étroit et parfois presque introuvable de celui qui reçoit chacune de ses journées comme la dernière et qui vit malgré tout, par sa foi et sa responsabilité, comme s’il avait un long avenir. « On achètera encore dans le pays des champs, des maisons et des vignes » (Jr 32,15) annonce Jérémie - en pleine contradiction avec les prophéties de malheur - immédiatement avant la destruction de la ville sainte, comme signe et gage divin d’un nouveau futur devant cette absence totale d’avenir. Penser à agir pour la nouvelle génération, être prêt à s’en aller sans crainte et sans souci chaque jour, voilà l’attitude qui nous est imposée et qu’il est nécessaire, sinon facile, de conserver jusqu’au bout.




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