Politis, 15 juin 2006

Les Français et l’égalité

par J.Gadray, Professeur d'économie à Lille.


Tout se passe comme si les dirigeants politiques nationaux, craignant peut-être des impacts électoraux négatifs, mais plus vraisemblablement parce qu’ils appartiennent majoritairement, eux et leurs réseaux sociaux, au groupe des 1 % les plus riches, avaient décidé d’organiser le silence sur la question d’une échelle des revenus décente en France. On peut le comprendre pour les partis de droite. Mais c’est malheureusement aussi le cas à gauche, pour la majorité de ses responsables les plus en vue.

Pourtant, tout indique que les Français trouvent très normal qu’on leur pose cette question. Ce débat de société remonte très loin dans l’histoire : Platon estimait que « le législateur doit établir quelles sont les limites acceptables à la richesse et à la pauvreté ». Il proposait un rapport de 1 à 4. Pourquoi faudrait-il considérer que, sur cette question, nous aurions atteint la fin de l’histoire ?

Tous les sondages montrent que la grande majorité des Français estiment que les inégalités sont excessives. Mais de combien, s’agissant des revenus ? Plusieurs enquêtes permettent d’en savoir plus. L’une d’elles a été menée par Thomas Piketty en 1998 auprès d’un échantillon de 2000 personnes. Entre autres questions, on demandait aux personnes interrogées quels « devraient être » les revenus mensuels respectifs d’un cadre supérieur d’une grande entreprise et d’une caissière de supermarché. Les réponses moyennes étaient respectivement de 27.300 Francs et 7.477 Francs. Soit un rapport de 1 à 3,6. Une évaluation très « platonicienne » des écarts souhaitables ! Dans les faits, en 1998, une caissière payée au SMIC à temps plein gagnait 5.330 Francs nets par mois. Quant aux « cadres supérieurs des grandes entreprises », on peut estimer qu’ils se situent majoritairement dans la tranche des 1 % des salaires les plus élevés du privé, dont le salaire net mensuel moyen en 1998 était de 47.600
Francs. Soit une échelle réelle de 1 à 9. Plus du double de ce qui est jugé souhaitable en moyenne.

Plus étonnant peut-être : ces évaluations des revenus salariaux souhaitables varient assez peu selon que les répondants se situent en bas, au milieu, ou en haut de l’échelle des revenus. Le rapport de ces salaires souhaitables est de 1 à 3,1 selon les personnes interrogées les plus pauvres, de 1 à 3,6 pour ceux qui sont au milieu de la distribution, et de 1 à 3,9 pour l’avant-dernier échelon du haut (dans une échelle à 11 niveaux). Il ne dépasse quatre (4,2) que pour les plus riches (ceux qui gagnaient plus de 25.000 Francs par mois en 1998). Les personnes les plus égalitaires sont certes les plus modestes, mais il n’existe pas de « fracture morale » en France sur ces questions.

Quant au montant du RMI, qui était alors proche de 2.500 Francs mensuels pour une personne seule, la même enquête indique que, si l’on met de côté une petite minorité (10 %) qui se prononce pour sa suppression, les autres avancent un montant souhaitable de 3.939 Francs en moyenne, avec des variations insignifiantes selon les tranches de revenus des répondants.

Mentionnons également les résultats plus récents d’une enquête menée en 2004 par l’équipe du sociologue François Dubet dans la région de Bordeaux. On y retrouve le constat d’un assez large consensus entre groupes sociaux sur les écarts de salaires souhaitables. Par exemple, entre une caissière et un cadre commercial, l’écart actuel de quatre est estimé trop grand par 73 % des personnes. Toutes les catégories sociales partagent majoritairement ce point de vue, sauf les chefs d’entreprises. Le montant au-dessus duquel les salaires mensuels sont jugés « indécents » est estimé à 6.000 euros par les ouvriers, et 10.000 euros par les cadres et chefs d’entreprises. Si l’on prend pour base le Smic net pour les salariés à 35 heures en 2004, soit environ 900 euros, les salaires nets « indécents » commencent à 6,6 Smic selon les ouvriers et à 11 Smic selon les chefs d’entreprises. C’est plus que l’écart recommandé par Platon, mais il faut dire que l’adjectif « indécent » pousse à évoquer l’inacceptable plutôt qu’une norme supérieure raisonnable.

Ceux qui exigent une forte réduction des écarts de revenus sont en phase avec l’immense majorité des Français. Les partisans du statu quo, si influents soient-ils sur le plan politique et médiatique, sont une poignée. Ils défendent des intérêts de classe et des privilèges exorbitants.



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