Tout se passe comme si les dirigeants politiques
nationaux, craignant peut-être des impacts électoraux
négatifs, mais plus vraisemblablement parce qu’ils appartiennent
majoritairement, eux et leurs réseaux sociaux, au groupe des 1 %
les plus riches, avaient décidé d’organiser le silence
sur la question d’une échelle des revenus décente en
France. On peut le comprendre pour les partis de droite. Mais c’est
malheureusement aussi le cas à gauche, pour la majorité
de ses responsables les plus en vue.
Pourtant, tout indique que les Français trouvent très
normal qu’on leur pose cette question. Ce débat de
société remonte très loin dans l’histoire : Platon
estimait que « le législateur doit établir quelles
sont les limites acceptables à la richesse et à la
pauvreté ». Il proposait un rapport de 1 à 4.
Pourquoi faudrait-il considérer que, sur cette question, nous
aurions atteint la fin de l’histoire ?
Tous les sondages montrent que la grande majorité des
Français estiment que les inégalités sont
excessives. Mais de combien, s’agissant des revenus ? Plusieurs
enquêtes permettent d’en savoir plus. L’une d’elles a
été menée par Thomas Piketty en 1998 auprès
d’un échantillon de 2000 personnes. Entre autres questions, on
demandait aux personnes interrogées quels « devraient
être » les revenus mensuels respectifs d’un cadre
supérieur d’une grande entreprise et d’une caissière de
supermarché. Les réponses moyennes étaient
respectivement de 27.300 Francs et 7.477 Francs. Soit un rapport de 1
à 3,6. Une évaluation très « platonicienne
» des écarts souhaitables ! Dans les faits, en 1998, une
caissière payée au SMIC à temps plein gagnait
5.330 Francs nets par mois. Quant aux « cadres supérieurs
des grandes entreprises », on peut estimer qu’ils se situent
majoritairement dans la tranche des 1 % des salaires les plus
élevés du privé, dont le salaire net mensuel moyen
en 1998 était de 47.600
Francs. Soit une échelle réelle de 1 à 9. Plus du
double de ce qui est jugé souhaitable en moyenne.
Plus étonnant peut-être : ces évaluations des
revenus salariaux souhaitables varient assez peu selon que les
répondants se situent en bas, au milieu, ou en haut de
l’échelle des revenus. Le rapport de ces salaires souhaitables
est de 1 à 3,1 selon les personnes interrogées les plus
pauvres, de 1 à 3,6 pour ceux qui sont au milieu de la
distribution, et de 1 à 3,9 pour l’avant-dernier échelon
du haut (dans une échelle à 11 niveaux). Il ne
dépasse quatre (4,2) que pour les plus riches (ceux qui
gagnaient plus de 25.000 Francs par mois en 1998). Les personnes les
plus égalitaires sont certes les plus modestes, mais il n’existe
pas de « fracture morale » en France sur ces questions.
Quant au montant du RMI, qui était alors proche de 2.500 Francs
mensuels pour une personne seule, la même enquête indique
que, si l’on met de côté une petite minorité (10 %)
qui se prononce pour sa suppression, les autres avancent un montant
souhaitable de 3.939 Francs en moyenne, avec des variations
insignifiantes selon les tranches de revenus des répondants.
Mentionnons également les résultats plus récents
d’une enquête menée en 2004 par l’équipe du
sociologue François Dubet dans la région de Bordeaux. On
y retrouve le constat d’un assez large consensus entre groupes sociaux
sur les écarts de salaires souhaitables. Par exemple, entre une
caissière et un cadre commercial, l’écart actuel de
quatre est estimé trop grand par 73 % des personnes. Toutes les
catégories sociales partagent majoritairement ce point de vue,
sauf les chefs d’entreprises. Le montant au-dessus duquel les salaires
mensuels sont jugés « indécents » est
estimé à 6.000 euros par les ouvriers, et 10.000 euros
par les cadres et chefs d’entreprises. Si l’on prend pour base le Smic
net pour les salariés à 35 heures en 2004, soit environ
900 euros, les salaires nets « indécents »
commencent à 6,6 Smic selon les ouvriers et à 11 Smic
selon les chefs d’entreprises. C’est plus que l’écart
recommandé par Platon, mais il faut dire que l’adjectif «
indécent » pousse à évoquer l’inacceptable
plutôt qu’une norme supérieure raisonnable.
Ceux qui exigent une forte réduction des écarts de
revenus sont en phase avec l’immense majorité des
Français. Les partisans du statu quo, si influents soient-ils
sur le plan politique et médiatique, sont une poignée.
Ils défendent des intérêts de classe et des
privilèges exorbitants.