Résumé d’un débat sur le libéralisme

entre Gabriel Galand et Gérard Dréan (13 au 26 juin 2004)

 

 

Avertissement : 

Cet échange bilatéral suit un débat public largement entamé dans le groupe de discussion à partir de l’intervention de GD du 11 juin, en réaction au message de Jacques Hoffmann, où ce même jour et le lendemain ont participé Alain Goyé et Gabriel Galand.

Il illustre en particulier les limites et le potentiel du courrier électronique, qui n’autorise qu’une « bande passante » intellectuelle limitée. Il faut faire vite et court donc schématique. Chacun trouve donc assez souvent les arguments de l’autre superficiels. Cependant, de la masse des échanges, finit par se dégager, sinon un consensus, du moins les lignes de force de l’argumentation de chacun.

Le résumé qui suit est organisé par sujet, ce qui ne peut être qu’approximatif car dans le dialogue réel, les sujets s’enchaînent et s’entrecroisent, et chaque message traite et soulève plusieurs questions.

Les citations sont repérées GD (Gérard Dréan) ou GG (Gabriel Galand).

Pour ceux qui seraient intéressés, l’intégralité des 22 messages est disponible auprès de GG ou GD.

 

1. Le principe libéral

Il faut rappeler ce principe, sous la forme que donne GD : « Chaque être humain est libre de penser et d’agir comme il l’entend conformément à ses convictions et à ses aspirations, et aucun être humain n’a le droit de priver un autre de cette liberté. » C’est un principe qui, pour les libéraux, prime sur toute autre considération. On peut dire qu’il a valeur de dogme.

Ceci n’empêche pas que l’individu agisse aussi collectivement : « Le but de notre vie est individuel, et nous ne pouvons l’atteindre qu’à travers la collectivité. Mais libre à chacun de se fixer, à titre individuel, un but collectif. Les hommes qui veulent s’associer dans un but quelconque peuvent le faire, à condition qu’ils ne cherchent pas à contraindre les autres en quoi que ce soit. » (GD)

GG conteste la primauté absolue du principe : « Ce que je reproche au principe, ce n'est pas ce qu'il contient, c'est qu'il est gravement insuffisant » (GG). GG pense que la société, en tant que collectivité, a son mot à dire et que cette collectivité est un acteur de la société. Au contraire GD affirme que « Les libéraux refusent d’opposer un niveau collectif à un niveau individuel ».

Les implications de cette divergence théorique apparaîtront dans les sujets suivants.

 

2. La société, la morale, les règles, l’intérêt général

Dans la société libérale, les règles fixées sont essentiellement des interdits : « Le fondement même du libéralisme est une règle morale : tu ne priveras pas un autre être humain de sa liberté. Cette règle implique l’interdiction de toute violence, du meurtre, du vol, de la tromperie, de l’esclavage sous toutes ses formes et de toute forme de tyrannie y compris le nazisme. …[Mais] si la morale libérale est claire et ferme sur des interdits (la violence et la contrainte), elle laisse chacun libre de la part positive de sa morale »(GD).

GG pense que ne partager que des valeurs négatives ne permet pas à la société de fonctionner correctement : « Si tu ne fais que cela, tu vas remplir les prisons…Interdire le nazisme, cela ne va pas loin si tu laisses s’établir les conditions dans lesquelles des individus vont développer ces valeurs. »(GG)

Le fond de l’affaire est que GD mise sur la nature sociale et altruiste de l’homme pour établir ces valeurs positives : « …tous les auteurs libéraux insistent sur le fait que l’homme est un être profondément social, que chacune de ses actions tient compte de son rapport à la communauté, et que donc le laisser agir librement est cohérent avec l’intérêt de la société. » (GD) Pour GD, chaque homme peut adopter et partager avec d’autres les valeurs de son choix. « La règle libérale admet très bien de coexister avec d’autres principes que les hommes estiment devoir suivre. Mais alors que le principe libéral s’impose à tous, tous les autres sont affaire de choix personnel, et leur application est soumise au principe libéral. » (GD)

Au contraire, GG pense que s’il n’y a pas dans la société de mécanisme d’élaboration de règles positives ou négatives qui finissent par s’imposer à tous, la société ne peut pas fonctionner harmonieusement. « [le projet commun] est indispensable pour réguler le système complexe de la société, car c’est la seule valeur éthique qui peut permettre de juger de la valeur des initiatives individuelles, sinon celles-ci partent dans tous les sens. Les normes ne se font plus à l’aune d’un projet commun mais à celui des individualismes débridés, de la violence comme exutoire… Cette juxtaposition de "je" évacue le "nous" car elle est incapable d’élaborer un "nous" avec un bénéfice pour tous. Remarquons que ce "nous" revient en force avec les groupes violents, les sectes, etc. On ne gagne pas au change.  » (GG).

GG pense que le système libéral ne fournit pas ce mécanisme. Le système libéral admet tout à fait et préconise même les débats, les actions communes, et autres interactions sociales, mais refuse la sanction de la décision majoritaire. « … tu penses qu’une majorité démocratique a le droit d’imposer aux minorités les actions qu’elle juge bonne. Avec les libéraux, je pense que non, et je pense qu’une société peut très bien fonctionner comme ça, et même mieux. » (GD)

GG a donc posé le problème du fonctionnement pratique de cette société dans un monde évolutif. « Si par exemple la communauté a intérêt à faire une route, que la plupart des membres sont d’accord, sauf quelques-uns qui ne veulent pas sacrifier leur jardin, comment fait-on s’il n’est pas possible d’imposer le projet ? » (GG) GD répond nettement : « Par la négociation et la concertation. Sur ce point le postulat libéral est que les hommes finiront par trouver un terrain d’entente. Je t’accorde que c’est peut-être naïf, mais je préfère encore cela à la contrainte, même si elle est exercée au nom de la majorité. » (GD).

Autre problème de fonctionnement, l’évolution des lois. « Peux-tu m’expliquer comment, dans la société libérale, on peut, sans avoir recours à un mécanisme majoritaire ou s’en remettre au marché, arriver à faire une loi sur les travaux sur les embryons humains, c'est-à-dire sur un sujet nouveau ? » (GG). En réponse à cette question, GD se contente de renvoyer GG à la lecture des écrits de F. Hayek sur le sujet, dont il résume l’idée en « un processus qui consiste en gros à abstraire à partir de la jurisprudence les règles universelles applicables en toutes circonstances et sans égard pour leurs conséquences, qui dans sa définition constituent la Loi. » (GD)

La conclusion de GG, qui ne trouve pas cela très clair, est que la société libérale « paraît donc [juridiquement] statique, voire bloquée. Plus exactement, le risque est qu’à défaut de dispositif clair, les forts ne tournent les lois à leur profit. » (GG).

Le problème de l’intérêt général a également été évoqué mais, logiquement, les libéraux dénient toute valeur à cette notion. « Chacun peut avoir son idée de l’intérêt général, mais puisqu’il ne peut pas imposer aux autres d’agir conformément à lui, cette idée n’a pas de valeur opérationnelle au normative, sauf en cas très improbable d’unanimité. » (GD).

 

3. Le marché

Les libéraux (en tous cas ceux qui se réclament de l’école « autrichienne ») écartent toute notion d’optimum économique comme vide de sens. « Ça résulte directement de la notion subjective de la valeur, qui interdit les comparaisons interpersonnelles d’utilité, ce sur quoi l’immense majorité des économistes est d’accord. » (GD) D’où l’importance du marché. « A partir du moment où on admet que la notion d’optimum économique est vide de sens, il ne reste rien d’autre que la confrontation effectivement réalisée des actions des uns et des autres, ce qui est la définition du marché. Et, en effet, on ne peut rien dire d’autre quant aux résultats que "c’est ce qui résulte des libres décisions des êtres humains" » (GD) Le marché doit être ce lieu de libre confrontation et toute intervention extérieure (notamment par l’Etat) est nuisible.

Cette vision ne plaît pas à GG. Pour lui, « Il s’établit, même si le marché fonctionnait parfaitement, des "prix de marché" qui peuvent mettre "out" certains acheteurs ou certains vendeurs (notamment sur le marché du travail). Tu diras qu’ils peuvent se retirer, mais ce peut être une solution socialement inacceptable. Si le marché ne fonctionne pas parfaitement, et en fait c’est la règle, on assiste à des coalitions, des monopoles, des raids, des délocalisations, des crises financières, qui ne sont aucunement le fait de l’Etat. Et surtout, on doit constater que plus on donne de "pouvoir" au marché, c'est-à-dire plus on déréglemente,  plus les inégalités augmentent (entre individus, entre régions, entre pays…). Que devient l’éthique lorsque la marché impose sa loi propre ?... » (GG)

GD ne nie pas les imperfections du marché : « Il est tout à fait clair pour moi que le marché n’est pas "parfait" (un exemple d’expression vide de sens) et qu’il ne donne pas satisfaction à tout le monde, ce qui n’est au pouvoir d’aucun système » (GD)

Ce débat sera prolongé plus loin sur le sujet de la justice sociale.

GG soulève aussi le problème des tâches d’intérêt général qui ne peuvent pas être accomplies par le marché : « … refuser d’autres médiateurs de l’action que le marché me paraît fou. Comment lancer la conquête de l’espace par le marché ? Comment faire de la recherche fondamentale ? Comment éduquer ceux qui n’en ont pas les moyens, alors que c’est bénéfique pour eux et pour tous ? Comment préserver la planète ? etc. » (GG) Réponse de GD : « Il y un problème plus grave en amont : comment savoir si les hommes préfèrent consacrer les ressources limitées dont ils disposent à conquérir l’espace plutôt qu’à nourrir ceux d’entre eux qui meurent de faim, ou à inventer de nouveaux médicaments, ou à la recherche fondamentale, ou à l’éducation, ou à la préservation de la planète ? C’est précisément pour ça qu’ils ont inventé l’outil qu’est le marché. Et s‘il s’avère impossible de lancer la conquête de l’espace par le marché, ça prouve que l’humanité préfère utiliser ses ressources à autre chose. La question suivante est : qui a le droit de lui imposer quand même ? » (GD)

GD conteste également la montée des inégalités invoquée par GG : « Les études statistiques montrent que les indices d’inégalité (certes grossiers) sont à peu près les mêmes dans tous les pays quel que soit leur régime, et même que la part du revenu des 10% les plus pauvres est plutôt supérieur dans les pays les plus libres économiquement que dans les autres. » (GD)

En résumé, GG pense que les résultats du marché libre ne sont pas satisfaisants et qu’il faut les améliorer en intervenant, tandis que GD pense qu’en tant que mécanisme de meilleure synthèse des actions de tous les hommes, on ne peut qu’en accepter les résultats, et que ceux-ci ne sont pas si mauvais.

 

4. La justice sociale

GG met en exergue une citation de F. Hayek, selon laquelle les revenus de chacun dépendent pour partie du hasard (dû aux aléas du marché) et « cette dépendance [est] indispensable à un prompt ajustement du marché aux modifications inévitables et imprévisibles des circonstances, indispensable pour que l'individu reste libre du choix de ses actions. »  GG commente : « On ne saurait mieux exprimer que les revenus doivent être déterminés par le marché et seulement par lui, et que la justification profonde de cette nécessité est de ne pas toucher à la liberté des protagonistes. » (GG)

« On ne peut qu'être choqué par la clarté et la violence de la charge de Hayek contre toute forme de solidarité collective. Une société moderne est-elle possible sans référence à une certaine forme de justice sociale, au-delà de la loi du marché ?... En vérité cette absence totale de justice n'est pas tolérable et met en cause l'ensemble de la construction. » (GG)

GG rappelle que « L'expérience prouve, en tout cas aux yeux des moins fortunés, que les libertés formelles (comme l'ont exprimé les marxistes) ne riment pas toujours avec la liberté tout court. Quelle liberté a l'ouvrier de travailler lorsqu'il n'y a pas de travail ? Celle de créer son entreprise ? D'aller voir ailleurs ? De baisser son salaire jusqu'à ne plus pouvoir en vivre ? » (GG). Ce à quoi GD répond : « Tu confonds liberté et possibilité. Nous sommes tous soumis à des contraintes physiques (suis-je « libre » de voler en battant des bras ?) et sociales (suis-je « libre » d’être payé un million d’euros par mois ?). Nous le regrettons tous mais nous n’y pouvons rien. » (GD)

S’engage alors un débat sur la solidarité. La position de GD est claire « Chacun a le droit (l’économiste ne dit pas le devoir, mais l’être humain peut le penser) d’aider ses semblables dans le besoin, mais l’Etat ne doit pas s’en mêler. Donc au risque de te choquer, la réponse à tes questions est dans la charité, pas dans l’Etat-providence. » (GD)

« Oui, cela me choque énormément et suffirait pour moi à disqualifier l'ensemble. » (GG)

«Même du point de vue des "pauvres", est-il vraiment meilleur de vivre de la charité de l’Etat, administrée par des fonctionnaires et utilisant de l’argent obtenu par l’impôt, que de celle de gens qui ont décidé librement d’aider leurs semblables par pure éthique personnelle ? » (GD)

«… je ne veux pas plus de la charité d'Etat que de l'autre. Je veux que l'Etat régule l'économie pour que nul n'ait besoin de charité. Quand aux fonctionnaires qui gèrent l'impôt, c'est comme toi pour le marché, ce n'est pas parfait mais rien ne dit que globalement ce n'est pas bénéfique. » (GG)

En résumé, le libéralisme rejette bel et bien toute action de justice sociale définie comme redistribution de revenus par l’Etat au profit des plus défavorisés, et propose comme substitut la charité volontaire. Sur ce sujet la divergence est béante.

 

5 Les externalités

Rappelons que les effets d’externalités sont définis par les économistes par des transferts entre agents, transferts involontaires et sans transactions. Exemple d’externalité positive : la recherche faite par une entreprise et les innovations qui en résultent profitent en partie à d’autres. Exemple d’externalité négative : une entreprise qui pollue l’environnement transfère ce « coût » sans en payer le prix. Ce sont donc des effets « hors marché ». GG pose donc le problème du traitement de ces externalités dans le système libéral : « Les "externalités" ne sont pas traitables, car par définition ce sont des effets "hors marché", par exemple éducation, pollution, etc... sont des externalités positives ou négatives qui ne sont pas traitables par le seul marché, ou bien il faut établir des marché spéciaux avec des règles spéciales. » (GG)

Réponse de GD : « Parce qu’elle réduit le marché à une caricature, l’économie néoclassique fait beaucoup trop de cas des "externalités", surtout des positives. […] Quant aux négatives, la thèse libérale est que le marché est le meilleur véhicule pour les traiter, à condition que les droits de propriété soient bien définis. Voir l’exemple des "droits de pollution" » (GD) 

« Je veux parler des externalités positives que la collectivité a intérêt à développer. Qui va les payer (exemple l'éducation des pauvres) ?  Les marchés des "droits à polluer" sont hautement réglementés. En plus ces "droits" sont eux-mêmes une création des Etats. C'est ça que tu préconises ? »

En résumé, le débat n’a pas permis de bien comprendre comment le système libéral traite ces externalités sans faire appel à l’Etat ou une réglementation d’Etat.

 

6. L’Etat

La position de GD est résumée ainsi : « En soustrayant ses actions au verdict du marché,  [l’Etat] se prive des moyens de vérifier en permanence que son offre reste adaptée aux besoins et que ses méthodes sont bien les plus efficaces, ainsi que de la motivation pour améliorer sans cesse ses produits et ses méthodes. Quelle que soit la bonne volonté et la compétence de ses agents, il est donc normal que l’Etat produise moins efficacement que les entreprises privées. Il peut être bon dans ses intentions et inefficace voire contre-productif dans ses actions. » (GD) « J’admets de confier à l’Etat certaines fonctions qui garantissent le bon fonctionnement du marché, mais pas qu’il substitue ses propres décisions à celles qui résultent du fonctionnement du marché. » (GD)

Celle de GG est opposée : «[Vu par les libéraux] L'aspect négatif de l'action de l'Etat est caricatural. L'Etat est mauvais par principe. Ceci n'est nullement démontré… il [serait] mauvais parce qu'il ne se vérifie pas par le marché. Mais on peut croire aussi qu'il a d'autres moyens de se contrôler, ou de se faire contrôler. On peut aussi penser qu'avec un contrôle même imparfait le résultat est tout de même meilleur que sans Etat. »

En résumé, les positions sont opposées mais aucun des deux ne peut prouver sa position.

 

7. Les crises économiques

GG juge que le libéralisme économique conduit aux crises : « Dans les lieux et les périodes où le libéralisme économique a été approché, on a la mémoire de crises cycliques assez abominables, dont l'archétype est la crise de 1929. De même la dérégulation des marchés des capitaux conduit aux crises financières (Mexique, Asie, Argentine, ....). »

GD pense que le libéralisme n’est aucunement responsable : « La thèse autrichienne, qui me semble très forte, est au contraire que ces crises sont dues à l’action de l’Etat, qui empêche les micro ajustements spontanés de se produire en temps utile, et aboutit à des phénomènes de « relaxation » comme on dit en physique, qui sont en effet dévastateurs. »

GG met en avant sa connaissance de la crise asiatique de 1997, qui selon lui est une bulle mimétique. Les investisseurs investissaient à tour de bras uniquement parce que les autres le faisaient et parce qu’ils gagnaient de l’argent, ces capitaux entraient librement, et les banques locales participaient librement au mouvement. Pour GG, aucun Etat ne peut être tenu pour responsable de manipulations. Mais il ne peut convaincre GD qui continue de suspecter des actions coupables des gouvernements locaux ou des organismes compétents (encouragements des gouvernements aux investissements, interventions pour empêcher les micro-ajustements qui résulteraient du libre jeu du marché, « aléa moral » créé par la présence de l’Etat comme prêteur en dernier ressort, processus de socialisation des pertes organisé par l’Etat)

 




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